Pierre Cartonnet : le physique du contre-emploi

Il y a dix ans, Pierre Cartonnet enfreignait les lois du cirque avec Aurélien Bory. En octobre, il mettait dans sa poche le jury pro du festival de L'Espace Gerson. Cette semaine, il donne la réplique à Béatrice Dalle dans l'éclaboussant "Lucrèce Borgia" de David Bobée. Portrait d'un comédien qui a tant de cordes à son arc qu'il pourrait en jouer comme d'une harpe. Benjamin Mialot


Mâchoire carrée (limite cubique), musculature de modèle anatomique, pupilles qui paraissent insoumises aux facteurs de dilatation : Pierre Cartonnet dégage la même sévérité juvénile que les vicieuses petites frappes de Dog Pound. Reste qu'il ne survivrait sans doute pas plus de quelques jours dans un établissement pénitentiaire tel que celui dépeint par le film de Kim Chapiron. Car sous les signes extérieurs de virilité bat le cœur d'un grand sensible. Un cliché ? Certes, mais un cliché flou, le gaillard se mouvant à toute vitesse et dans nombre de directions à la fois.

Délit de belle gueule

Il fallait le voir, au sortir du tremplin du dernier festival de l'Espace Gerson, admiratif du talent de concurrents qu'il venait pourtant de mettre à l'amende – avec une variation joliment lunaire sur le sketch de l'humoriste foireux – et accueillant les compliments comme on reçoit des remontrances. Sans doute un vieux réflexe : «J'ai eu une adolescence difficile. J'étais en échec scolaire dès la fin du collège et je cherchais une échappatoire. Je pratiquais déjà le cirque en loisir. J'ai appris qu'il existait des formations professionnalisantes et j'ai tenté l'aventure. C'est un concours de circonstances qui m'a amené là où je suis».

Né à Orléans en 1981, Pierre Cartonnet intègre ainsi l'École Nationale des Arts du Cirque de Rosny-sous-Bois à dix-huit ans et, à raison de cinq heures d'entraînement quotidien, se spécialise dans le mât chinois. Insuffisant pour être admissible au Centre National des Arts du Cirque, mais assez convaincant pour intégrer la Cie 111 d'Aurélien Bory. Entre l'homme qui aborde le nouveau cirque comme du «théâtre physique» et celui qui se définira plus tard comme un «acteur physique», le courant passe si bien qu'ils travailleront ensemble à quatre reprises, notamment sur Plan B en 2003, chef-d'œuvre de ludisme pluridisciplinaire et premier succès international de Bory.

D'autres vies que la sienne

Débute en parallèle la deuxième vie de Pierre Cartonnet : «La prouesse physique et la performance technique ont leur limite. J'avais envie d'exprimer ma sensibilité autrement que par le mouvement». Comme une revanche non préméditée, il rejoint la même année l'École Professionnelle Supérieure d'Art Dramatique à Lille... et n'y reste qu'un an, la faute à ses engagements acrobatiques. Mais le bien est fait : il développe un jeu d'une intensité quasi doloriste, basé sur le sens de l'engagement et le goût du risque hérités de ses débuts aériens.

L'année 2008 sera décisive dans la poursuite de son idéal : bouleversé par une représentation de Cannibales, il écrit au metteur en scène de ce récit à rebours et artificiel (au sens premier du terme) de l'immolation d'un couple, David Bobée, une déclaration d'admiration. Dès lors, les deux hommes ne se quitteront plus, Cartonnet mettant au service de la quête de spectacle total de son idole son insatiable curiosité et son endurance hors-normes, Bobée assouvissant en échange les envies de répertoire et de dramaturgie de son fan – il tiendra notamment en 2010 le rôle-titre d'un Hamlet chirurgical et (déjà) lacustre. Une collaboration qui a culminé cet été avec la création au pied du château de Grignan de Lucrèce Borgia, relecture vigoureuse et plastique du classique hugolien dans laquelle sa rage intérieure jaillit telle l'eau qui recouvre la scène sous ses chutes et glissades – et submerge le reste de la distribution. Ce pourrait être un aboutissement.

Pour Cartonnet, ce fut un rush d'adrénaline comme un autre. Comme le café-théâtre donc, auquel il s'essaye pour le moment en dilettante et néanmoins avec succès – à Gerson, il a décroché le prix des programmateurs – depuis trois ans. Comme la danse contemporaine – lors de la dernière Biennale, il a livré une violente Bataille pour Pierre Rigal. Ou comme le cinéma, son prochain «désir de jeu». «J'assume mon ouverture et le risque de dispersion qui va avec. J'essaye de ne pas bouder les opportunités qui s'offrent à moi, de m'en servir pour accumuler une expérience, une confiance et une ouverture d'esprit qui me permettront d'être meilleur sur le projet suivant». On prenait Pierre Cartonnet pour un esprit ardent dans un corps musclé. Il est en fait un esprit sain dans un corps sain.

Hommes au bain

A Xavier Dolan, notre critique cinéma reproche de faire primer «l'idée visuelle sur l'histoire à raconter, comme si l'acte de filmer était plus important que ce qui est filmé». Lucrèce Borgia partage ce travers, David Bobée y semblant, à force de multiplier les contre-jours signifiants, les subterfuges jeunistes (gants de free fight, pas de hip-hop, bande son électrique jouée live) et les allusions grossièrement homo-érotiques, plus préoccupé par le rendu des photos de plateau que par la puissance narrative de son matériau. Pourtant, les deux heures de cette romance incestueuse au cœur d'une Venise empestant la félonie – et dont David Bobée conjure la poisseuse majesté avec seulement quelques pontons amovible – filent à toute allure, propulsées par la bonne volonté et l'énergie de son casting d'athlètes (Pierre Cartonnet en tête donc), la présence maléfique de Dalle – qui ressemble à s'y méprendre à Ursula, l'affreuse femme-méduse de La Petite Sirène de Disney – et les facéties calculatrices d'un Jérôme Bidaux irréprochable en Gubetta, l'âme damnée de l'ogresse. On en ressort autant agacé qu'impressionné.

Lucrèce Borgia
Au Théâtre de la Croix-Rousse du mercredi 12 au samedi 22 novembre


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Pour Georges Vigarello, le corps a ses raisons