Réparer les vivants

Aux Célestins, "Platonov" nous plonge, 3h30 durant et en (très) bonne compagnie du collectif Les Possédés et d'Emmanuelle Devos, dans une Russie qui ne subodore pas encore les révolutions du XXe siècle. Un beau voyage. Nadja Pobel


«Qu'est-ce qu'il y a ? – Rien, on s'ennuie». Pas de doute, dès la première réplique de la pièce, nous sommes chez Tchekhov. À la campagne bien sûr, loin de la fureur urbaine de Moscou ou Saint-Petersbourg. Loin de la vie. Quoique. Car si les personnages du maître russe perdent leurs repères et leur richesse en même temps que leurs amours s'écroulent – tandis que d'autres, gravitant autour d'eux, cherchent à récupérer quelque cœur ou argent – de toute évidence, tous vivent, leur ennui devenant le terreau de leurs désirs balbutiants.

Anna Petrovna, jeune veuve criblée de dettes, reçoit dans sa maison, comme chaque été. Parmi les convives, l'orgueilleux Mikhaïl Vassilievitch Platonov, instituteur marié, frustré de ne pas être un grand écrivain au bras d'une femme plus désirable que la sienne, au point qu'il va se mettre en tête de séduire celles des autres. Pour restituer tous ces liens avec fluidité, il fallait un collectif fort. Celui des Possédés s'est formé il y a dix ans et la plupart de ses membres sont issus du cours Florent. Emmenés par Rodolphe Dana, metteur en scène et acteur (Platonov himself), ils ont un sens du rythme et de l'espace qui, c'est palpable sur le plateau, s'est construit dans la durée. Tous constamment présents en scène, ils savent être à l'arrière comme au premier plan, ne pas parasiter l'action quand ils n'ont rien à dire, à mesure que Dana décentre les espaces de jeu et surtout les démultiplie, insufflant là cette vie que Tchekhov imagina du haut de ses 18 ans (!).

«Fouiller le cœur des gens avec de grosses pattes froides»

C'est dans ce dispositif de troupe qu'Emmanuelle Devos prend place, d'une manière absolument naturelle. Son talent premier est probablement de ne pas apparaître comme une star raccrochée à un casting qui aurait pu porter le spectacle sans elle. Elle l'enrichit au contraire, sa voix un peu distanciée et familière créant une entrée idéale dans ce huis clos où tous les personnages ont maille à partir avec eux-mêmes. Dans un décor simple mais d'une vraie beauté, où un immense tapis brodé devient un panorama campagnard lorsque les cintres le mettent à la verticale, elle se meut comme si elle avait toujours habité ce lieu avec ses compagnons de scène.

Evidemment, on entend dans ce Platonov des échos probablement inconscients et néanmoins forts avec l'œuvre qu'elle a construite avec l'immense Arnaud Desplechin. Ainsi, quand l'un des protagonistes a l'idée d'allumer un feu d'artifice, c'est une scène d'arrière-cour de la maison de Roubaix qui surgit, comme échappée du bouleversant Un conte de Noël. Signe que, aujourd'hui encore, Tchekhov est l'un des nôtres.

Platonov
Aux Célestins du mardi 25 novembre au mercredi 5 décembre


<< article précédent
Piers Faccini & Vincent Segal, les compagnons de la chanson