Bernard Hinault, Blaireau malgré lui

Invité à ouvrir le festival "Sport et Cinéma" de l'Institut Lumière, Bernard Hinault, quintuple – et dernier français – vainqueur du Tour de France fut aussi, à sa manière, un personnage de cinéma. Le héros de quelques-uns des plus beaux thrillers sur rou(t)e de son époque, tous marqués, à l'image du dernier, par une envie de gagner qui en toute circonstance et jusqu'au bout resta irrépressible et irraisonnable. Stéphane Duchêne


Quand on pense à Bernard Hinault, deux images viennent immédiatement en tête. La première, c'est celle de l'étape Autrans-Saint-Etienne sur le Tour 85, que Le Blaireau termine le visage en sang et le nez en charpie après une chute à 300 mètres de l'arrivée. La seconde : le même, un an plus tard, franchissant main dans la main avec son jeune coéquipier Greg Lemond la ligne d'arrivée de l'Alpe d'Huez. Image mythique scellant "définitivement" une réconciliation au sommet après des jours d'imbroglio tactique et de suspicion de trahison de parole. La tragédie grecque conclue, croit-on, par un triomphe romain.

Voilà l'histoire : à la fin du Tour 85, remporté par Hinault avec l'aide d'un Lemond piaffant d'impatience – il avait un peu hésité à jouer sa carte après la défiguration stéphanoise d'Hinault – le maître faisait une incroyable promesse devant les caméras : son cinquième Tour désormais en poche, il se dévouerait à la victoire de l'Américain pour le suivant. Une formalité au vu du niveau de l'équipe La Vie Claire, composée à coups de millions par Bernard Tapie, fan de cyclisme depuis environ cinq minutes car néo-marchand de pédales suite au rachat de Look pour le prix d'un vieux lacet.

Politesse

Sauf que 86 venu, les jambes pas si vieilles du Blaireau sont pleines de fourmis qu'il lui faut rassasier, fut-ce à coup d'attaques bravaches, dont la dernière sera de trop, contre son propre leader. Jusqu'à l'Alpe, donc, épilogue ripoliné d'un scénario trop téléphoné. Tout le monde tombe dans le panneau mais la ligne à peine franchie, Hinault, plus cabot que jamais et plus Blaireau qu'au premier jour, sème la terreur en direct, une bière à la main : «on n'est pas rendu au bout, maintenant on peut se faire la guerre tous les deux jusqu'au bout (…) et le plus fort gagnera». En tendant l'oreille, on peut alors entendre la mâchoire de Lemond tomber au sol. Devenu complètement paranoïaque, il dort avec son vélo, fait goûter sa nourriture, pense arrêter, chute, tétanisé, dans le contre-la-montre remporté par Hinault en une ultime bravade. Tapie, lui, boit du petit lait en rêvant à ses pédales.

Manipulation ? Mouais. Si l'on connaît un peu le Blaireau, transcendé par un public qui rêve de le voir endosser une sixième toison d'or – un record – on sait qu'il ne peut admettre de "laisser" la victoire au jeunot, que c'est plus fort que lui, que le blaireau Hinault est plus fort que l'homme Bernard. Que sa promesse, il l'a peut-être faite un peu vite, se pensant en bout de course avant de s'apercevoir qu'il pouvait peut-être gagner encore. Passer pour un type qui n'a pas de parole ? Bof, la parole, en vélo, c'est comme la selle : quand on est "facile", on s'assoit dessus et on pédale, le reste c'est pour les danseuses et les journaleux. Pour le natif d'Yffiniac, sur un vélo, la seule politesse qui vaille c'est de gagner. Il l'a toujours fait, dès sa première course, remportée sur un clou dont le facteur n'aurait pas voulu.

C'est qu'Hinault est l'un des derniers grands champions à l'ancienne, doté de qualités physiques invisibles au premier regard, entretenues à la force du mollet et d'une mentalité de menhir mêlant virilité vieille France au plafond bas et bon sens terrien balayant toute question superflue. Hinault n'a ni la hauteur aristocratique d'un Anquetil, ni la grâce rapace d'un Bahamontes, ni l'aura cannibale d'un Merckx. Hinault est Hinault. Blaireau de combat ramassé sur son vélo et sautant sur tout ce qui bouge, il n'a peur de rien, ni de personne. Cette inconscience devient son carburant. Pour qu'une chute dans un ravin l'eut empêché de gagner le Dauphiné 77, il aurait fallu qu'elle le tue. Ce ne fut pas le cas, il gagna. Au pas et au bord de la crise de nerfs.

Supplice et Calvaire

Le secret d'Hinault : quand il souffre, ses adversaires souffrent deux fois plus, il en est persuadé. Car ce corps qui exulte, exulte surtout dans le supplice. Le sien comme celui de ses adversaires qu'il taille en pièces en alignant les modes opératoires sur son humeur : goutte-à-goutte létal pour le pauvre Zoetemelk, son faire-valoir préféré, dans le Tour 78, ou massacre de masse aux Championnats du Monde de Sallanches en 80. Qu'on le dise fini – en 80 après le Tour, abandonné en douce, et avant Sallanches ; après son opération en 83 et une peignée administrée par Fignon en 84 – le Blaireau attaque plus fort. En 81, il clame que Paris-Roubaix, course qu'il déteste depuis toujours, est une «cochonnerie». Critique d'autant plus imparable que cinq minutes avant, il franchissait en tête la ligne de ladite «cochonnerie», avec des airs de bon débarras.

Le Tour 86 donc ? Cette fameuse promesse ? Conscient qu'il a péché par orgueil, Hinault martèle encore aujourd'hui n'avoir jamais voulu trahir sa parole. Simplement, il ne fallait pas comprendre – sommes-nous idiots – «je te laisserai gagner, mon Grégounet», mais «si tu veux rejoindre le Saint des Saints, toi l'Américain, il te faudra monter au Calvaire et je serai là pour te donner les coups de fouet».

Manière de réécrire l'Histoire ou forme retorse d'hommage à un disciple surdoué mais trop timoré à son goût ? On ne le saura probablement jamais. Mais on peut être sûr d'une chose et cet épisode le démontre autant que son palmarès : tout ce que l'on veut prendre au Blaireau, il faut le lui arracher en combat à mort. C'est là la clé d'une supposée énigme Hinault : la seule chose plus forte que le Blaireau, c'est la rage de vaincre du Blaireau. Et contre sa nature, on ne va pas.

Rencontre avec Bernard Hinault
A l'Institut Lumière jeudi 8 janvier


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