L'IAC vous emmène aux frontières du réel


Il y a 25 siècles, à Athènes, d'après Pline, deux grands peintres s'affrontèrent dans un concours. Zeuxis peignit des grappes de raisin tellement réalistes que des oiseaux essayèrent de les picorer. Il pensait avoir gagné quand son rival Parrhasios l'invita à découvrir son propre tableau. Zeuxis tenta alors d'écarter ce qu'il croyait être un rideau cachant la peinture. Il fut en fait lui-même leurré et battu : le tableau n'était autre que le rideau qu'il voulait écarter ! Au-delà de ce challenge en trompe-l'œil et en virtuosité technique, cette histoire nous enseigne aussi sur notre désir de voir dans et au-delà des images : d'autres images, du sens, une narration, une représentation "vraie" de la "réalité", etc. La modernité, depuis au moins Manet, rabroue et frustre ce désir : il n'y a rien à voir d'autre que la peinture elle-même, voire sa seule matérialité. Et Steven Parrino aura beau casser, en 2003, des monochromes noirs, il n'y verra rien derrière, montrant seulement la violence de son geste et sa colère contre une certaine abstraction trop formaliste...

Dans la salle inaugurale de RIDEAUX / blinds, Marie de Brugerolle réinterroge en quelques œuvres les destins actuels de la modernité. Mais son exposition, très vite, nous entraîne au-delà. Vers des rideaux noirs en caoutchouc à franchir, vers des bifurcations où l'on hésite, vers des choix à effectuer : découvrir ou non une image, la laisser intact ou marcher dessus et provoquer sa destruction (avec Gustav Metzger)... Dans une belle expression, la commissaire écrit : «Le rideau, c'est nous.»

A nous donc de décider si l'on veut ouvrir notre "rideau" (perceptif, émotionnel, intellectuel) ou non. Le danger réside moins dans un risque physique que dans un risque "existentiel" : les artistes "post-post-modernes" réunis à l'IAC ne nous fourniront nulle illusion transcendantale ou attraction spectaculaire. Leurs rideaux s'ouvrent sur des «épiphanies du réel», sur du vide (Charlotte Moth), des écrans blancs (Jennifer Bolande), des murs mélancoliques (Sophie Bonnet-Pourpet), sur une banalité du réel rendue simplement ici plus poétique et plus présente... Les artistes nous volent jusqu'à notre propre image rassurante (Brandon Lattu), en l'occurrence notre ombre, pour la transformer, paradoxalement, en globules de lumière. Et à la question enfantine «pourquoi ?» que nous pourrions, naïfs et un peu déboussolés, adresser à l'art, le peintre Marc Desgrandchamps de nous répondre à travers un magistral polyptyque au titre tout trouvé : Parce que.

Jean-Emmanuel Denave


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