Aux Journées GRAME, Samuel Sighicelli rompt la glace

Avec "Chant d'hiver", le compositeur et metteur en scène Samuel Sighicelli distord brillamment les codes musicaux, visuels et théâtraux. Embarquement pour un singulier voyage en Antarctique. Nadja Pobel


Instruments classiques, chant lyrique, vidéo… Tout cela ressemble à un petit opéra moderne à première vue. Mais c'est plus souple et moins guindé que cela, quand bien même ce Chant d'hiver est rangé dans la même catégorie, restrictive et néanmoins adaptée, de "spectacle musical".

Musicien, premier prix du Conservatoire national supérieur de Paris en composition et improvisation en 1998, Samuel Sighicelli se fait ici le metteur en scène d'une partition mêlant des lieder de Schubert (Winterreise) et Schumann (Mondnacht), un texte polaire de Tanguy Viel, un important travail de création vidéo signé Fabien Zocco, des insertions musicales de son cru et les prestations de la mezzo-soprano et contrebassiste Elise Dabrowski, de la pianiste Claudine Simon et du comédien belge Dominique Tack – vu chez Joël Pommerat notamment. Avec une particularité : tout ce petit monde a travaillé et peaufiné son rôle à même le plateau, de concert. Rien n'était figé en amont des répétitions.

Constellation

Inviter au voyage, telle est l'ambition qui traverse toutes les créations de Sighicelli, que ce soit via la cartographie de l'exploitation pétrolière (Marée noire), la figure de Robinson Crusoe (L'Île solaire) ou dernièrement la conquête de la Lune (A need for cosmos).

Le voyage est ici double, Chant d'hiver étant à la fois le récit d'un dépaysement physique, direction l'Antarctique, et celui d'une expérience intérieure, véhiculée par la musique. Lors du filage intégral auquel nous avons pu assister à J-5 de la première représentation, la cohérence de cette démarche et l'alchimie entre les membres de ce casting haut de gamme sautaient aux yeux et aux oreilles.

Le pôle Sud – dans lequel on peut s'immerger en ce moment même au Musée des Confluences, dans le cadre d'une exposition temporaire consacrée à sa conquête épique au début du XXe siècle – est figuré par un simple revêtement blanc, un petit monticule de flocons et des projections vidéo sur le cyclorama de fond de scène.

Les prises de vue réelle servant uniquement à des jeux de contraste lumineux et à figurer l'espace d'un instant une aurore boréale, ce sont des constellations de points ou de traits qui dessinent dans un premier temps les contours de ce continent glacé puis évoquent le froid, la pluie de givre ou la planète entière, via des procédés graphiques simples mais extrêmement travaillés qui ne sont pas sans rappeler les travaux du duo rhônalpin Adrien Mondot et Claire Bardainne.

A l'inverse des nouveaux complices de Mourad Merzouki, Samuel Sighicelli n'a toutefois nul besoin de recourir à l'interaction pour imbriquer ces éléments-là aux autres. Car au cœur de ce dispositif, qui se calque parfois sur la musique, il y a un récit. Celui que Sighicelli a commandé à Tanguy Viel après avoir été touché par les écrits du chercheur Claude Lorius, qui en calottant la glace a pu reconstituer l'évolution du climat de la Terre depuis 160 000 ans – et sonné dès les années 80 l'alarme du réchauffement climatique dû à l'activité humaine.

A partir de là, s'engage un véritable dialogue entre le romantisme allemand, qui partout affleure entre les compositions déstructurées et parfois dysharmonieuses qui ouvrent puis scandent l'heure de représentation, et la description de ce milieu hostile, «là où la neige n'est pas douce et cotonneuse mais du ciment glacé qui se perfore», ainsi que le dit Dominique Tack, là où «la neige n'est pas poésie».

Ligne de fracture

Ce dérèglement sonore n'est jamais un obstacle au cheminement. Au contraire, il l'accompagne. Car il y a bien quelque chose qui coince et ne se digère pas dans ce qui est raconté : cette manière qu'ont eu les hommes de torpiller leur bien commun. «Quelque chose a changé» répète ainsi le narrateur-chercheur, lui qui en explorant verticalement cette terre (après qu'elle ait été découverte horizontalement) a fait parler dans les labos «cette eau gelée» qui trahit un autre dérèglement, climatique celui-ci.

Quelque chose a changé aussi au royaume de la musique classique. Le piano à queue, les robes noires des musiciennes ne sont qu'apparats. La pianiste et la violoncelliste grattent avec une tension palpable les cordes de leurs instruments quand elles n'en jouent pas en virtuoses. L'objet même, voluptueux, précieux, aussi important que l'air qui s'en échappe, devient à l'occasion la matière concrète et presque corrosive d'un spectacle bien plus organique et sensible qu'il n'y paraît. Belle surprise.

Chant d'hiver
Au Théâtre de la Renaissance, dans le cadre des Journées GRAME, mercredi 25 et jeudi 26 février
A l'Espace Albert Camus de Bron et au théâtre de Vienne à l'automne 2015


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