Le patient anglais

L'étape de l'album devait être celle de la confirmation pour Benjamin Clementine, et ce d'autant plus qu'il laissait planer un doute joueur. C'est chose (bien) faite avec "At Least for Now". Au point que c'est à guichets fermés que l'Anglais va opérer pour son deuxième concert lyonnais. Stéphane Duchêne.


Au printemps dernier, alors qu'il s'apprêtait à faire fondre le Sucre en PB Live, Benjamin Clementine, attendu au tournant du premier album après tant de promesses précoces basées sur si peu de matériel, nous confiait :

«Je ne me sens pas en demeure de tenir la moindre promesse : je pourrais très bien décider de publier mon album dans dix ans.»

Tout en se disant qu'un feu trop grand brûlait en cet homme pour qu'il ne l'alimente pas à sa juste mesure, on se demandait quand même si une telle tête de pioche n'était pas tout à fait capable de tenir cette parole-là : attendre dix ans avant de sortir un album, au risque de l'oubli.

Bon, évidemment, ça ne s'est pas fait. Ou du moins l'album, lui, s'est fait. Et si Benjamin pensait devoir prendre son temps pour combler les attentes immenses placées en lui par les observateurs, bref parvenir à assumer ce talent qu'il venait en quelques semaines à peine de jeter à la face du monde, eh bien le résultat montre que la gestation a duré juste le temps nécessaire.

Cascades vocales

Porté par des arrangements de très grand luxe mais jamais ostentatoires – la voilà la formule qu'il cherchait – perché sur son tabouret trop haut pour son piano, l'Anglais déploie sur la longueur un arsenal de cascades vocales et musicales prenant tous les risques en sachant qu'il va retomber sur ses pieds – mais faisant comme s'il ne le savait pas, sans quoi la prise de risque n'en serait plus une.

Clementine hoquette, suffoque, soupire, cisaille son chant, le désosse, s'escalade en voix de tête puis creuse des tombes au fond de sa gorge reployée. D'où des morceaux complètements fous, comme Adios, The People and I ou Nemesis, souvent à tiroirs, tenant sur le fil de sa voix, sur la cadence du piano ou les attaques de cordes.

Il y a cette impression étrange que donne Benjamin Clementine – il ne peut de toute façon rien donner d'autre quoi qu'il fasse : celle d'héberger en lui la fantaisie libertaire d'une Nina Simone, le mojo facétieux d'un Little Richard et la rigueur avant-gardiste et studieuse d'un Philip Glass. Une interconnexion interne absolument fascinante, dont non seulement on ne se lasse pas mais surtout dont on ne fera semble-t-il jamais le tour.

Ce qui laisse en suspens une énigme insoluble quant à la nature du génie unique de ce jeune homme à la fois chanteur et conteur hors pair – que ses albums suivants, s'il y en a, ne feront, on en est certain, que rendre plus complexe encore.

Benjamin Clementine
Au Transbordeur mardi 17 mars


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