La nuit des masques


Les jardins, on le sait, ne sont jamais aussi fascinants que quand il bruissent de secrets. C'est le cas de ceux d'Alviano, négociant génois au physique disgracieux de sonneur de cloches. Mais au contraire de l'étrangleur de haute lignée dépeint dans Monsieur par Thomas Fersen, dont les victimes servent d'engrais aux églantines, il n'en sait rien.

Trop occupé à se lamenter sur sa solitude, il n'a en effet pas remarqué que ses camarades bourgeois organisaient de sordides orgies dans les sous-sols de sa cité, une "utopie réalisée" baptisée Élysée, non sans y convier contre leur gré les jeunes filles du coin. Au point de céder en toute inconscience ses terres à l'État, au grand dam de Tamare, l'ordonnateur de ces parties fines.

Voilà pour le point de départ des Stigmatisés, opéra créé en 1918 par l'Autrichien Franz Schreker, compositeur maudit s'il en fut – comparé de son vivant à Wagner, il mourut dans l'indifférence une fois lui-même mis au ban de la société par le régime nazi. La suite a la moiteur et la sourde intensité d'un polar sudiste, qui culmine au troisième acte dans un mémorable sabbat masqué prenant place, comme tous les bons règlements de compte, dans un terrain vague veillé par une Lune blême.

Car le jeune metteur en scène allemand David Bösch a choisi d'embrasser la très moderne noirceur de ce conte cruel sur l'altérité – Alviano le preux (Charles Workman, méconnaissable) et Tamare le bellâtre (l'imposant Simon Neal, remarqué en début de saison dans Le Vaisseau fantôme) se disputant en parallèle, tels La Bête et Gaston, les faveurs d'une jeune et jolie peintre. Mais aussi sa charge politique – comme il l'avait déjà fait la saison passée avec Simon Bocanegra.

Avec quelques artifices cinématographiques (tel un snuff tourné en mode nuit) et une direction hautement théâtrale (unique, le lieu de l'action change au gré de projections en fond de scène), Bösch dresse ainsi le portrait accablant de puissants – y compris religieux, à l'image de ce dévot commandant à un gang de croisés – dont l'indécence morale n'a d'égale que leur sentiment d'impunité.

Comme galvanisé par ce sous-texte, le chef argentin Alejo Pérez manie sa baguette comme une arme blanche, faisant voler en (coups d')éclats post-romantiques les rares défauts – en tête une volonté de clarifier les enjeux du livret qui vire à l'acharnement, via la diffusion d'images de Cyrano de Bergerac et autres célèbres romances "contre-nature" – d'une production du reste captivante.

Les Stigmatisés
A l'Opéra de Lyon jusqu'au 28 mars


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