La Loi du marché

Comment un chômeur de longue durée se retrouve vigile et fait l'expérience d'une nouvelle forme d'aliénation par le travail : un pamphlet de Stéphane Brizé, radical dans son dispositif comme dans son propos, avec un fabuleux Vincent Lindon. Critique et propos du cinéaste. Christophe Chabert


Thierry, 51 ans, 20 mois de chômage derrière lui, constate avec calme l'aporie sociale dans laquelle il se trouve : d'abord face à un conseiller Pôle Emploi qui a bien du mal à lui donner le change, puis à la table d'un café où ses anciens collègues syndiqués tentent de lui expliquer qu'il faut attaquer le mal à la racine. Et la racine, c'est la malhonnêteté et l'avarice du patron qui les a licenciés. Mais Thierry n'en démord pas : il veut seulement du travail pour sortir de cette foutue précarité dans laquelle il se trouve, cesser d'épousseter les meubles et faire vivre sa famille — dont un fils handicapé. Alors, de guerre lasse, il accepte un emploi de vigile dans un centre commercial, où on l'initie à la surveillance des clients, mais aussi des autres employés.

L'itinéraire de Thierry a tout de la fiction édifiante, proche sur le papier de ceux accomplis par les personnages des frères Dardenne. Mais Stéphane Brizé a sa propre manière de filmer conflits moraux et injustices sociales liés au monde du travail. Celle-ci repose, comme c'était déjà le cas dans son très beau film précédent, Quelques heures de printemps, sur une radicalité formelle et l'envie de mettre cette radicalité au service des classes populaires et de leur environnement quotidien.

Ni proche, ni lointain

De fait, La Loi du marché est un film qui ne cherche jamais à séduire : les décors sont tristes, la caméra portée n'est là que pour enregistrer les scènes dans leur continuité, adoptant le plan moyen — ni proche, ni lointain — comme une norme de sécurité pour éviter tout pathos malvenu. Et lorsque la virtuosité fait irruption dans le dispositif rigoureux du film, c'est par le biais d'une caméra de surveillance sur rail qui balaie en plongée l'hypermarché, mais dont les images sont immédiatement salies par la vidéo triste des écrans de contrôle.

Assumant la dimension pamphlétaire de son film — où il s'agit de montrer que le travail peut être pire encore que son absence, en ce qu'il constitue un moyen de peur et de pression poussant à toutes les bassesses — Brizé maintient ce regard clinique et distancé qui fait de Thierry un perdant désigné, que ce soit face à un couple qui veut acheter son bungalow, d'autres chômeurs qui "débriefent" ses défauts, ou lorsqu'il se retrouve sans le vouloir agent d'un plan social masqué visant à dégraisser l'entreprise. La démonstration est implacable et, malgré sa sécheresse, elle serre la gorge, au point de rendre les séquences familiales dispensables, comme l'étaient déjà celles, sentimentales, avec Emmanuelle Seigner dans le film précédent.

La puissance de La Loi du marché tient aussi beaucoup à l'investissement de Vincent Lindon, colossal dans le rôle de Thierry. Entouré d'amateurs souvent dans leurs propres rôles, il parvient à "déprofessionnaliser" son jeu, à retrouver une spontanéité et une sincérité qui effacent toute distance à son personnage. S'il y a une part documentaire dans La Loi du marché, c'est aussi (surtout ?) un documentaire sur Lindon, l'homme autant que l'acteur.

La Loi du marché
De Stéphane Brizé (Fr, 1h33) avec Vincent Lindon…


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