Une plume des Jours

Après 23 ans passés à "Libération", dont onze comme correspondant à Lyon, Olivier Bertrand, lance avec quelques anciens collègues "Les Jours" qu'il vient présenter au Lab des Nuits sonores. Alors que ce pure player est encore en gestation, il revient pour nous sur son parcours – et sur ce qu'être journaliste aujourd'hui veut dire. Nadja Pobel


Il n'aurait pas dû être journaliste. Il n'y avait même jamais pensé. Olivier Bertrand a grandi en banlieue parisienne à Epinay-sous-Senart, ville HLM, cité-dortoir dans toute sa (non) splendeur. Sans le bac, il multiplie les petits boulots, jusqu'à ce que le patron de la boîte informatique pour laquelle il était chauffeur-coursier le pousse, avec bienveillance mais fermeté, à reprendre ses études :

 «Il estimait que je n'étais pas idiot mais disait qu'il ne pourrait pas me faire progresser dans l'entreprise sans diplôme».

Après obtention de l'ESEU (Examen Spécial d'Entrée à l'Université), Olivier Bertrand s'inscrit en philo et passe ses trois premières heures d'amphi comme sur un nuage : «Pour la première fois j'avais découvert le plaisir d'apprendre» dit-il sans angélisme.

Ce sera un tremplin pour enchaîner avec un DESS à l'Institut Français de Presse de Paris 2, des stages à Nice-Matin (pour couvrir les fêtes d'Eddy Barclay !) et, pendant ses études, un premier contact comme pigiste avec Libé, où il retouchera les dépêches à destination de leur 36 15 (!) Libé est un journal certes, mais c'est aussi, au XXe siècle, une adresse Minitel.

Quand la folle formule mégalo de 80 pages par jour de "Libé 3" parait en 1994, un important cahier "métro" couvre l'Ile-de-France. Olivier Bertrand repart d'où il vient, l'Essonne, pour relater essentiellement les émeutes urbaines : «Á l'époque il y en avait partout, à Grigny, aux Tarterêts...» L'actu est tellement dense que le journal finit par le salarier. Il entre au bureau parisien, au service politique de la ville, puis au service société et enfin à la politique où il reste peu :

«Ça ne m'a pas passionné car j'avais un vrai souci avec le off, on taisait plus de choses qu'on n'en écrivait par rapport à ce qu'on savait.» 

Olivier Bertrand fait ce métier pour prendre le pouls du pays, loin de la course à la petite phrase. Il quitte alors Paris et file à Lyon.

«Libé, un bonheur intimidant»

«Je voulais retrouver la polyvalence, faire de l'enquête, du reportage, en politique, sport, culture…».

Il parlera aussi gastronomie et bons vins,  pratiquant un journalisme incarné, ancré à une terre. Quand il débarque en 2000, la capitale des Gaules amorce une double baronnie socialiste (Collomb) et olympique (Aulas). Le quotidien Lyon Libé n'est plus depuis 1992, mais il couvre l'actu pour l'édition nationale et lance un LibéLyon sur le web en 2007 (le premier "Libéville", trop peu soutenu à son goût par une direction très centralisée).

«J'ai découvert une ville beaucoup moins fermée qu'annoncé, une ville de réseaux fière de ceux qui la choisissent car traumatisée par son image de ville d'ombre et de brouillard».

Si le pouvoir est extrêmement concentré et que la gauche, très verrouillée, n'offre pas d'espace pour le débat, il observe que la ville fonctionne bien, qu'elle est moderne en terme de déplacements, de gestion de l'espace public et de rénovation urbaine – même dans ses banlieues, Vaulx-en-Velin surtout, qu'il connait bien pour lui avoir consacrée un documentaire.

Bref, Lyon «a moins besoin de journalistes que d'autres villes» conclue-t-il. Il n'y a pas grand-chose à raconter.» Il choisit du coup de se poser à Marseille qui, à l'instar des cités qui la composent, lui apparaît comme «une loupe de la société où les questions du logement, de l'éducation, de la violence, du racisme percent précocement», où les débats existent mais ne font rien avancer ou si peu.

C'est dans cette cité phocéenne qui le fascine qu'à l'entame de 2015, il quitte Libé, journal qu'il a toujours connu en crise, mais doté d'«une vraie capacité à mobiliser sa base, une énergie, une imagination et beaucoup d'intelligence». Un journal pour lequel il s'est battu comme membre du comité d'entreprise, élu syndical SUD, lors de la chaotique année 2014 avec l'impression, cette fois-ci, que les nouveaux actionnaires «ne mettaient pas en place un projet auquel [il] croyai[t] et n'écoutaient pas du tout leurs employés.» Même s'il lit toujours le quotidien chaque matin, il se tourne désormais vers un autre modèle, proche de celui de Mediapart : un site web payant accessible sur abonnement.

Les Jours d'après

Ce sera Les Jours, qui se lèveront à l'automne 2015, d'abord en version bêta pour les premiers souscripteurs (une campagne de crowdfunding sera lancée d'ici la fin du mois). «Faire de vrais choix plutôt que d'être dans une exhaustivité qui ne tient pas la route» : voici la ligne de ce site indépendant,  imaginé avec huit anciens de Libé (les Garriberts, Antoine Guiral, Sophian Fanen, Alice Géraud…), d'abord nommé secrètement loicremy.com en pleine Coupe du monde de foot, quand se mettaient en place les premiers brainstormings sur ce qui n'était alors qu'une sortie de secours.

Désormais, il est certain que Les Jours proposera ses sujets de façon inédite – exit les rubriques habituelles au profit d'entrées par thèmes, dites "obsessions",  les apartheids par exemple – et fera la part belle à l'image grâce au photographe-iconographe Sébastien Calvet.

Depuis le 10 mars et le lancement d'un site-sommaire, plus de 10 000 personnes se sont inscrites pour recevoir la newsletter qui rend compte de ce qui se mijote. Le bonheur de retrouver certaines signatures qui manquent déjà à Libé n'y est pas étranger, mais la promesse de raconter le monde autrement, de rester sur un territoire même si l'actualité y est moins brûlante que la veille, correspond à l'attente d'un grand nombre de lecteurs insatisfaits de la vitesse affolante et contre-productive du temps médiatique. Olivier Bertrand et ses amis des Jours font ainsi le pari d'une narration renouvelée. Y a plus qu'à.

Rencontre avec l'équipe des Jours
Á l'Hôtel de région mercredi 13 mai à 11h45


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