Les grands fauves

"Cocorico !", ou plutôt "roar !", l'un des meilleurs disques de rap de l'année est lyonnais. Lucio Bukowski et Anton Serra en sont les vindicatifs et lettrés auteurs. Et ils sont de sortie cette semaine au Marché Gare. Benjamin Mialot


C'est quoi être hip-hop en 2015 ? C'est quoi être hip-hop à l'heure où même ceux qui ont édicté les valeurs fondatrices (solidarité, respect et grosse marrade) de cette culture d'en bas devenue business d'en haut sont convaincus des pires bassesses libérales – en l'occurrence le pionnier du deejaying Grandmaster Flash, dont les anciens camarades du Furious Five viennent d'affirmer qu'il avait passé beaucoup plus de temps à faire fructifier son nom qu'à bosser sur leurs morceaux ?

C'est faire comme Lucio Bukowski et Anton Serra, deux des bestiaux les plus affamés et vénérables du crew lyonnais L'Animalerie, sur leur egotrip commun La Plume et le brise-glace, produit par l'omniprésent Oster Lapwass et paru début avril.

Les bons règlements de compte...

C'est considérer ses punchlines non pas comme des actes isolés autour desquels broder des rodomontades anatomiques pourtant sans queue ni tête, mais comme les phonèmes d'un langage sans cesse réinventé, au service de véritables autofictions syllabiques – une personal favorite, parmi la bonne centaine que doit compter ce bazar encyclopédique où Peter Falk fait bon(ne) ménage(rie) avec le rasoir d'Ockham : «[T'es qu']Un gros mytho qui confond charisme et casquette colorée / Prenant pour du flow c'que les psys appellent la logorrhée.»

C'est détacher à ce point les mots qu'ils pourraient imprimer les murs, comme les vêtements transfèrent leurs motifs sur les peaux sous l'effet des radiations nucléaires, là où le gros du game lâche d'inintelligibles glaviots que balaient les averses médiatiques.

C'est quitter les rails du train fantôme ripoliné qu'évoquent la plupart des instrumentations post-Booba – synthés piqués à Carpenter, Auto-Tune et beats à la lourdeur d'haltères – pour arpenter entre copains (en tête le guitariste Baptiste Chambrion et le scratcheur olympique DJ Fly) les sentiers jamais trop battus d'un boom bap branché sur courant alternatif.

C'est, en définitive, montrer les crocs tout en veillant à ne pas rayer le parquet, quitte à ne plus avoir droit de cité sur les planchers officiels. Sur l'un des titres les plus incisifs du disque, Les lions sont solitaires, Bukowski et Serra s'en prennent ainsi ouvertement à un certain festival, façon prédateur sautant à la gorge d'un orignal (à une voyelle près, vous y êtes) : «Les lions sont solitaires, contrairement aux chiens dociles / T'appelles ça des légendes, j'appelle ça des sales fossiles / L'esprit hip-hop à trente euros la place c'est bon / Du pur rap subventionné par Gérard Collomb.» S'il ose les programmer après ça, on veut bien manger le bob de Gradur.

Lucio Bukowski & Anton Serra
Au Marché Gare jeudi 21 mai


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