Et la lumière flux

Le photographe japonais Keiichi Tahara présente à Lyon ses images dédiées à la lumière, dont sa célèbre série "Fenêtre". Une mini rétrospective ouvrant à une relation philosophique au monde particulière. Jean-Emmanuel Denave


Dans les années 1990, l'artiste japonais Keiichi Tahara (né en 1951 à Kyoto) est devenu concepteur lumière pour de grands projets à travers le monde (installations, design de façades ou d'espaces publics), dont la Fête des Lumières à Lyon. Une véritable success story pour celui qui, tout jeune homme,  débarque à Paris en 1972 dans une chambre de bonne qu'un patron de restaurant japonais lui loue à bas prix. Timide, parlant encore mal Français, Keiichi Tahara photographie d'abord la ville au cours de déambulations, puis se concentre sur la fenêtre de son habitation, motif quasi obsessionnel qu'il photographiera huit ans durant – ce qui engendrera la série la plus connue de l'artiste, Fenêtre,  présentée en partie à la galerie Vrais Rêves.

Cette vitre qui donne sur les toits de Paris recueille aussi les dépôts de vapeur des cuisines et de sédimentations diverses.

«Sur ma toiture raconte l'artiste dans un entretien, un pigeon roucoule et appelle mon regard vers la lucarne qui éclaire ma chambre. La vitre n'en a pas été nettoyée depuis des années ; la fiente des pigeons, la poussière et la pluie ont sédimenté un rectangle de jardin infime et de nature transparente au-dessus de moi.»

Ce rectangle vitré n'est pour l'artiste ni la "fenêtre ouverte sur le monde" de la peinture classique, ni la surface se refermant sur elle-même des modernes. Elle est selon ses mots «une connexion entre l'extérieur et l'intérieur». Soit une articulation, un espace d'échange entre le dedans et le dehors, le sujet et le monde pourrait-on même ajouter.

Life is Light

Si Keiichi Tahara a vécu longtemps en France et s'est beaucoup intéressé à la culture occidentale (on lui doit d'ailleurs de très beaux portraits de William Burroughs, Joseph Beuys, Alberto Moravia...), sa conception de la photographie et de l'art en général doit aussi beaucoup à la pensée japonaise, pensée qui refuse notamment de considérer l'espace comme un contenant au sein duquel se logeraient des objets et des sujets aux frontières bien délimitées.

Une philosophie qui entre en écho avec ce qu'écrit son aîné Bin Kimura dans son livre L'Entre et que celui-ci nomme «le fond de la vie» ou, tout simplement, la Vie :

«La Vie est au-delà de chaque substance particulière, au-delà des phénomènes particuliers du vivant. Elle consiste en une modalité d'être distincte des substances et des phénomènes. La Vie ne peut être l'objet d'une connaissance particulière : incluse en chaque être vivant, elle la déborde. Nommons cette vie, vie universelle ou Vie.»

Keiichi Tahara, lui, nommerait sans doute cette vie "lumière". En tout cas, il l'utilise dans son travail comme métaphore de ce qui fait le fond de l'être, de ce qui le traverse, le trame de part en part. Le très beau titre de l'exposition, Dans l'épaisseur de la lumière,  condense cette perception originale du monde : la lumière n'éclaire pas les choses ou les individus, mais elle les enveloppe, les relie, les fait quasiment naître.

In Between

On retrouvera les mêmes idées dans une autre très belle série du photographe, la bien nommée In Between ("Entre-deux" en français) rassemblant des images de deux nuages jumeaux voguant au-dessus des flots, d'un sillage séparant deux vagues, d'un halo de lumière apparaissant entre deux mains rapprochées... Tout ce qui ici pourrait se traduire selon nos habitudes en termes de faille, de limite, de séparation, de frontière, semble tout à coup se métamorphoser sous l'œil de Tahara comme membrane poreuse d'échange, rapport entre formes et matières distinctes, co-pénétration d'espaces.

Dans la série Éclats, on découvre encore cette image aussi simple que saisissante : une traînée de lumière joint une ouverture et son reflet sur un autre mur. La lumière relie non seulement l'espace du dehors et celui du dedans, mais jusqu'aux ombres projetées, aux simulacres...

On regrettera seulement que le photographe tombe parfois, dans d'autres séries, dans un certain esthétisme facile (la série Main qu'on dirait signée par Anne Geddes) ou dans des dispositifs de captation de la lumière un peu abscons (la série Écran). Si la lumière inspire de très belles images au photographe, elle l'aveugle aussi de temps à autre...

Keichi Tahara
À la galerie Vrais Rêves jusqu'au 7 novembre


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Fatima