Accès libre

Pour sa première mise en scène de théâtre, le cinéaste Pablo Larraín livre avec "Acceso" un spectacle à l'image du festival Sens Interdits : férocement politique et fondamentalement humain. Retour sur son cheminement et sur l'histoire chilienne, que cette manifestation internationale raconte depuis trois éditions.


Seul en scène, Sandokan trimbale sa vie en bandoulière. Dans sa sacoche, des babioles qu'il vend aux passants pour trois pesos six sous. Et puis aussi un livre, la nouvelle constitution politique du Chili, qui affirme que «chaque individu chilien a le droit d'avoir accès» (aux biens communs). Sur le mode de l'interpellation – qui sera la forme entière de la pièce – il s'adresse à son président. «Combien de fois nous avez-vous aidé ?» l'interroge-t-il.

Sans vraiment dater leur propos, Larraín et son comédien Roberto Farias, qui ont travaillé de concert, questionnent ce que leur pays a à offrir à sa population dans cette époque contemporaine. Autrement dit pas grand chose. C'est de cette injustice-là que naît la colère du protagoniste qui, entre deux commerces (de peignes, d'une revue pour se muscler), déballe sa vie personnelle,  de son enfance passée dans un centre de réinsertion pour mineurs où il a subi des sévices en tous genres à sa copine enceinte qui s'est pris des coups de pieds dans le ventre par son père qu'il a alors poignardé dix-huit fois. La langue est crue, vulgaire parfois, virulente toujours. Sandokan martèle cette inégalité de traitement entre ceux qui ont le pouvoir de faire des études et d'avoir un bon métier (son juge notamment) et les autres. Lui n'a eu droit qu'à être violé par des prêtres. Mais eux, à l'inverse du corps social, se sont au moins occupés de lui.

Sorte de Dheepan en son propre pays, Sandokan est l'incarnation de la déloyauté et de ses conséquences. Avec gouaille et désespoir, toujours à la limite de la cassure physique, Farias fait écho au rythme effréné de paroles d'un autre metteur en scène sud-américain, l'épatant argentin, Claudio Tolcachir. Mais son personnage s'inscrit surtout dans la droite lignée de ceux que Pablo Larraín a déjà inventés au cinéma.

1973

En effet, le réalisateur, né en 1976, n'a cessé d'ausculter son pays caméra en main. Et comme avec le marginal d'Acceso, il s'est souvent appuyé sur des citoyens anonymes pour mieux faire ressentir à quel point une dictature s'insinue par tous les pores d'une société.

En 2008, avec Tony Manero, c'est un quinquagénaire paumé rêvant de devenir un parfait sosie du John Travolta de La Fièvre du samedi soir (interprété par Alfredo Castro) qui dit comment le Chili a livré une partie de sa population à elle-même. Deux ans plus tard, Larraín récidive de manière plus troublante encore dans Santiago 73 post mortem, de nouveau avec Castro. Un fonctionnaire d'un institut médico-légal y est observé dans sa petite vie banale. Il tente de séduire sa voisine danseuse de cabaret, croise des jeunes communistes inquiets de l'accession au pouvoir de Pinochet et finit par autopsier Allende. Sans faire un exposé sur le régime, Larraín montre là, notamment au moyen de plans glaçants sur des carcasses de voitures brûlées par l'attentat, le devenir de sa patrie.

Le cinéaste accède à une reconnaissance publique avec No en 2012, où la situation politique est abordée frontalement via le personnage de Gael García Bernal, un jeune pubart peu concerné par la chose politique mais qui, par soif de mettre au défit son boss, fomente la campagne du "non" lors du référendum qui verra Pinochet abdiquer en 1988.

Acceso s'inscrit parfaitement entre ce cycle et le dernier film en date du Chilien, El Club. Ce long-métrage, couronné du Prix du jury lors de la dernière Berlinale et à l'affiche en France le 18 novembre, aborde la question religieuse et évoque précisément mais sans dogmatisme les pratiques abusives des prêtres qui traversent la moitié d'Acceso (voir la critique de notre envoyé spécial à Berlin sur http://www.petit-bulletin.fr/lyon/index.html).

1988

Larraín, à travers son, œuvre demande des comptes à la génération de ses parents. Il rejoint là les autres artistes invités à Sens Interdits qui, par leur volonté de se pencher sur l'état du monde, produisent automatiquement un théâtre politique. Avec Acceso (et Yo maté, à l'Élysée, sur un militant révolutionnaire qui prétend avoir assassiné Pinochet), le festival refermera probablement un chapitre sur le Chili, déjà à l'honneur des deux précédentes éditions.

En 2011, des femmes mapuches racontaient le mépris qu'elles subissaient de la part des autorités, notamment sous Pinochet ; sans haine ni rancune mais avec beaucoup de délicatesse, elles témoignaient aussi de leur condition de minorité indienne. En 2013, deux spectacles se répondaient,  soufflant sur les inquiétudes des enfants de la dictature. Dans l'excellent Villa + Discurso, trois jeunes filles discutaient pour savoir s'il fallait faire de la Villa Grimaldi (lieu d'exactions) un musée ou un terrain vague,  avant de donner la parole à Michelle Bachelet ; dans El año en que nací, des jeunes racontaient l'histoire des opposants à travers celle, véridique, de leurs pères. Acceso déplace le sujet sur un versant moins directement lié à Pinochet, mais Larraín peint, presque inévitablement, ce même tragique tableau, résumable en une question : comment vivre après avoir subi une humiliation d'État ?

Acceso
Aux Célestins du dimanche 25 au mardi 27 octobre


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