À l'URDLA, neuf histoires pour l'œil

Neuf artistes se sont emparés de la revue de Georges Bataille "Documents" pour réaliser des œuvres qui en conservent peu ou prou l'esprit. Une exposition expérimentale et très ouverte à découvrir à l'URDLA.


En 1929, quelques dissidents du surréalisme et ethnologues fondent la revue Documents, sous la direction de l'écrivain Georges Bataille. Pendant deux ans et quinze numéros, elle accueillera les interventions de Michel Leiris, de Marcel Griaude, de l'historien de l'art Carl Einstein et de beaucoup d'autres.

Pourquoi ce nom choisi par Bataille ? Parce qu'un document n'a a priori guère de valeur esthétique et que la revue s'opposait à un certain formalisme moderniste en vogue dans les années 1920 (et qui le reste ici ou là aujourd'hui). Elle s'opposait aussi à l'imaginaire et aux rêves chers à André Breton. «En ce sens écrit Denis Hollier, Documents n'est pas une revue surréaliste. C'est une revue agressivement réaliste... Documents ne veut ni l'imagination ni le possible. La photographie y prend la place du rêve. Et si la métaphore est la figure la plus active de la transposition surréaliste, le document en constitue la figure antagoniste, agressivement anti-métaphorique. Avec lui l'impossible, c'est-à-dire le réel, chasse le possible.» Il est amusant alors de découvrir à l'URDLA, centre d'art défendant souvent des artistes surréalistes, une exposition consacrée à cette revue. Ou plutôt une exposition s'interrogeant sur ce qu'il demeure aujourd'hui du souffle impulsé par Documents, comme le précise Léa Bismuth, commissaire invitée par l'URDLA. La jeune critique d'art, passionnée par la pensée de Georges Bataille, a pour cela convié neuf artistes à réagir librement à un article de la revue à travers des productions pour la plupart inédites.

La saleté est le propre de l'homme

Selon Léa Bismuth, ce souffle de la revue pourrait se résumer à «l'informe, le montage produisant des étincelles, l'anti-idéalisme. Mais aussi, la radicalité des dissonances visuelles et une volonté de perturber les systèmes d'organisation du savoir.» Connue pour ses portraits d'enfants aux regards hypnotiques et fort inquiétants dirigés vers le spectateur, la peintre Claire Tabouret (née en 1981, vivant à Los Angeles) écrit s'être «replongée avec délices dans Documents. Je ne saurais pas bien expliquer pourquoi, mais le côté foutraque, désordre, images à la limite du visible, tout cela me plaît beaucoup et me donne l'impression à chaque fois de me lancer dans une chasse au trésor.» Elle s'est arrêtée en particulier sur un article de Georges Limbour à propos d'Eschyle et du masque illustré de photographies de Jacques-André Boiffard. Et a composé pour l'exposition une grande toile représentant trois personnages, vraisemblablement féminins, aux visages cachés par des masques SM. Soit une nouvelle proposition forte de sa part,  qui nous confronte une fois encore à l'énigme de l'autre, dans une atmosphère vénéneuse, étouffante et dérangeante.

Vénéneuses et piquantes sont aussi les plantes et les fleurs gravées par Anne-Laure Sacrisite à partir d'un texte de Bataille. À propos des fleurs comme de beaucoup d'autres choses, Bataille inverse les valeurs morales et esthétiques habituelles et insiste sur l'ordinaire, le laid, voire le repoussant et l'informe. «Affirmer que l'univers ne ressemble à rien et n'est qu'informe revient à dire que l'univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat» écrit-il. Affirmations qui suscitent ce commentaire humoristique de Denis Hollier : «La saleté est le propre de l'homme !»

Le gros orteil est sa partie la plus humaine

Parmi les neufs artistes invités, la photographe Anne-Lise Broyer (née en 1975, vivant à Paris) est sans doute l'une des plus proches de la littérature en général et de la pensée de Georges Bataille en particulier. Elle a choisi pour l'URDLA de travailler à partir de son texte sur le gros orteil, «la partie la plus humaine du corps humain» selon l'écrivain. En écho à des photographies célèbres,  encore une fois signées Jacques-André Boiffard, elle présente notamment trois œuvres troublantes, entre photographie et travail de gravure, montrant un gros orteil pénétrant une bouche ou peut-être un œil, voire un sexe féminin... «J'ai voulu revenir sur les oppositions entre le haut et le bas, le noble et le vil, réunir en une seule image palimpseste et trouble l'orteil, la bouche, le regard et le sexe, motifs éminemment batailliens» explique Anne-Lise Broyer.

L'artiste présente en parallèle plusieurs photographies d'une nouvelle série en cours, Journal de l'œil, qui «tente de faire l'expérience de la littérature par le regard. Comme s'il s'agissait, en photographiant, d'avancer dans sa vision comme on avance dans un livre, dans une sorte d'acuité en état d'hypnose... comme plongée, submergée par le monde. Journal de l'œil se construit principalement en Espagne sur les pas de Georges Bataille.» Utilisant beaucoup le noir et blanc, Anne-Lise Broyer parvient à faire de chacune de ses images une énigme, une présence mystérieuse qui se dévoile peu à peu, que ce soit à partir d'un paysage, d'un simple œuf ou de cette étrange sculpture représentant un visage aux yeux clos par des fermetures Éclair.

Le souffle de Bataille et de Documents s'est sans doute un peu assagi aujourd'hui, mais il inspire encore des œuvres fortes et singulières.

Documents 1929-2015
À l'URDLA, Villeurbanne, jusqu'au 14 novembre


<< article précédent
Sens Interdits 2015 : 4 spectacles à ne pas manquer