La Galerie Domi Nostrae à visages découverts

À la galerie Domi Nostrae, huit artistes contemporains se penchent avec une certaine violence plastique sur la question de la représentation du visage humain. Une question qui a déjà traversé tout le XXe siècle et continue d'animer le nôtre, tant sur le plan philosophique qu'artistique.


En août 1936, le jeune psychiatre Jacques Lacan prononce au Congrès de Marienbad son allocution sur "Le stade du miroir" et, peu de temps après, se rend à la grande kermesse nazie que sont les 11e Jeux Olympiques de Berlin. Étrange court-circuit historique où se télescopent, pour ainsi dire, un grand texte sur la constitution du sujet humain à partir de sa propre image (à travers son reflet dans un miroir mais aussi l'image de sa mère, l'image d'autrui en général) et le show du racisme à l'état pur qui visera très vite à la destruction de l'autre, de l'humain et de son visage.

Ce ne sont pas seulement deux, mais trois polarités essentielles pour comprendre le XXe et le début du XXIe siècle qui, en l'occurrence, s'entrecroisent : le visage comme fondement de l'humanité du sujet (voir les écrits d'Emmanuel Lévinas notamment), sa surexposition normative par la société du spectacle, sa négation dans le racisme génocidaire. Dans Humain/Déshumain, Pierre Fédida écrit :

«Nier l'humain dans la victime ou faire en sorte que l'humain soit voué à ce qui est dissemblable, c'est là où se perd l'humain. L'expérience du déshumain se joue là, au moment où est perdue toute ressemblance, où est perdue au travers de toute ressemblance toute possibilité d'un semblable.»

On pourrait alors se demander pourquoi beaucoup de grands artistes du XXe siècle (Picasso, Francis Bacon, Henri Michaux...) se sont tellement employés à violenter la "face humaine", à la distordre et, si ce n'est à la faire disparaître, à tendre en tout cas vers cette limite.

Regards intérieurs

À cette question un peu provocatrice, il existe une multitude de réponses. La plus simple, sans doute, est que certains artistes ont voulu faire œuvre de témoignage (pensons à la série des Otages de Jean Fautrier, au visage réduit à l'état de trace matérielle en écho aux exécutions nazies), avec des représentations reflétant l'extrême violence infligée à l'humanité. Une autre piste consiste à déceler dans la défiguration, la déformation et la destruction, ce qui résiste, la part d'humanité tapie dans une parcelle de visage, l'éclat d'un regard... C'est d'ailleurs cette beauté, cette intensité, qui ressort d'emblée de l'exposition collective organisée par la galerie Domi Nostrae, rassemblant huit artistes contemporains travaillant sur la représentation et la défiguration du visage.

Quel que soit le traitement plastique (du quasi-effacement des traits de Philippe Cognée dans ses autoportraits à l'extrême réalisme des formidables portraits de Vania Comoretti), quel que soit le thème abordé (de la critique du clonage de Christophe Avella-Bagur à la résurrection de starlettes pop des années 1960 par Jean-Luc Blanchet), un regard résiste, émerge au milieu du chaos, tisse une ébauche de lien avec le visiteur. Celui, par exemple, à la fois apeuré, interrogatif et triste d'un fou coincé entre les deux murs de sa chambre d'hôpital, représenté par Éric Manigaud, restera longtemps dans nos mémoires. Le Stéphanois a utilisé une photographie ancienne pour composer ce très grand dessin s'inscrivant dans une série de représentations de la folie (après celle consacrée, par exemple, aux "gueules cassées" de la Guerre 14-18). Un regard, ainsi, franchit les murs du temps, du silence et de l'ostracisme.

Regards extérieurs

Montrer qu'il y a de l'humanité dans la folie, dans l'autre discriminé ou chez une victime, n'est, cependant, peut-être pas ce qui a intéressé le plus les artistes du XXe siècle, comme ceux du XXIe présentés à la galerie Domi Nostrae. Montrer qu'il y a de la folie et de l'autre dans l'humain devient à l'inverse un thème beaucoup plus riche et passionnant ! C'est ainsi pouvoir capter, à travers la représentation d'un visage "défiguré", ces forces qui nous traversent, ce dehors de nous-mêmes que l'on refuse habituellement de voir ou d'explorer, ces autres facettes de soi que l'on refoule.

Dans l'écriture, dans la peinture, dans le théâtre ou dans la danse, s'expérimentent des mouvements de dés-identification, de dé-territorialisation de soi, de réinvention de la subjectivité. L'artiste ne fait plus seulement acte de résistance humaniste à la barbarie, mais ouvre des possibles, éclaire des pans d'inquiétante étrangeté au sein de nous-mêmes.

«À l'encontre des idées reçues qui assimilent éducation et repérage des formes, apprentissage des modèles et des rôles, adhésion aux moules et empreintes, la défiguration est tout à la fois dé-création et re-création permanente des formes provisoires et fragiles de soi et de l'autre. Non pas donc, se conformer, mais délier, déplacer, jouer, aimer.»

écrit Evelyne Grossman dans La Défiguration.

Avec Li Fang, Yan Pei-Ming, Philippe Cognée et d'autres artistes de la galerie Domi Nostrae, il s'agit moins de se retrouver que d'oser se perdre, d'affronter le vide et les trous noirs de la subjectivité, de risquer le déplacement de soi.

(Dé)figurations
À la galerie Domi Nostrae jusqu'au 16 janvier


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