Boualem Sansal : l'Empire des mots


Avec ses longs cheveux blancs ramassés en arrière par un catogan ou laissés à leur liberté, et son visage de sage, Boualem Sansal, écrivain Algérien opposant au régime mais resté vivre dans son pays, a quelque chose d'un maître zen, pour ne pas dire d'un maître Jedi. Avec toute la malice qu'implique ce statut lorsqu'en préambule de 2084, son 1984 pour le XXIe siècle, il précise avec grand soin que — pas plus que ce que l'écrivain Anglais avait prévu dans son célèbre roman d'anticipation — rien de ce qui est écrit ici n'est vrai ou n'a la plus infime chance de se produire. Ni ici, ni ailleurs.

Ailleurs, c'est précisément là où se situe l'Abistan, ce pays imaginaire de cauchemar — concentré de tous les totalitarisme connus, sauce théocratique. Ailleurs c'est-à-dire nulle part et potentiellement partout. Quant au quand, le seul indice disponible mentionne le 2084 du titre sans que l'on sache de quoi cette date est le nom : fin de la Grande guerre (nucléaire et vitrifiante) contre un ennemi sans visage, année de naissance d'Abi le dictateur et « délégué » du Big Yölah sur terre.

Mais cette carte et ce territoire inconnus, brouillés, c'est aussi un pays de mots et une langue, l'Abilang : langage de pure propagande, novlangue de pure idéologie qui distord, comme elle sait toujours si bien le faire, le sens des mots pour indiquer celui du pouvoir en place et des dominations même les plus factices, avec une maîtrise de l'ironie si grossière qu'elle ne peut qu'être de pure malveillance (il y a en Abistan un Ministère de la Guerre... et de la Paix, un autre de la Grande Santé Morale et les hauts dignitaires de cet enfer sont baptisés la Juste Fraternité).

Sansal invente ainsi toute une (prodigieuse) langue défaite mais aussi fait sien ces paradoxes du langage, évoquant la « misère pantagruélique » des territoires que traverse Ati, son héros, dont on se gardera bien de conter ici les aventures dans un tout autre pays : celui du doute, graine de la résistance, de la découverte d'un possible complot voire d'un complot dans le complot (la paranoïa étant fille des dictatures). Il les fait siens comme il se réapproprie la langue pour — à la manière d'un Maître Jedi dont le sabre serait un stylo — la retourner contre elle-même et ceux qui la confisquent. La réinvestir et l'enrichir, précisément en en pointant les failles, contre les obscurantismes et les côtés obscurs de tous ordres. Ainsi à la sortie de 2084, le maître Sansal écrivait-il dans une tribune : « si les autorités manquent de mots, je peux leur prêter les miens ».

Boualem Sansal
Rencontre au Centre Hospitalier Saint-Joseph-Saint-Luc le samedi 28 mai

Écrire, est-ce résister ? (Dialogue avec Oya Baydar)
Aux Subsistances le samedi 28 mai


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