Cédric Delsaux photographie la vie dans les replis

S'emparant de la célèbre affaire Jean-Claude Romand, le photographe Cédric Delsaux en tire une fiction tissée d'images énigmatiques et mélancoliques où notre rapport au réel se trouble.


Sur la Route Nationale 5, au col de la Faucille, la brume avale peu à peu la forêt, brouille les formes de l'hôtel La Petite Chaumière dont seul le néon jaune résiste avec bravoure à l'effacement. Ailleurs, sur l'aire de repos déserte des Neyrolles c'est la pluie qui dissout le paysage, boit la route et les arbustes devenus flous, fantomatiques... Sur l'aire de Neuville-sur-Ain sur l'A40, une forêt tire sur le visible le rideau gris de ses feuilles aux couleurs de cendre...

Avec le photographe Cédric Delsaux, d'image en image, nous parcourons ainsi une étrange "zone de repli" : des lieux où le réel se résorbe, s'étiole, s'éteint peu à peu dans la mélancolie. Cette zone de repli dans le pays de Gex est celle-là même que, pendant dix-huit ans, Jean-Claude Romand a emprunté pour ses errances quotidiennes, prétendant à ses proches qu'il était médecin. Il finira par massacrer sa famille en 1993. Le fait divers est très connu et a déjà fasciné nombre d'artistes : l'écrivain Emmanuel Carrère avec L'Adversaire et le cinéaste Laurent Cantet avec L'Emploi du temps, par exemple. Cédric Delsaux a quant à lui suivi les traces possibles des trajets de Jean-Claude Romand pour en tirer des images et un livre de photographies aux éditions Xavier Barral.

Alibi

« Romand est un alibi, déclare Cédric Delsaux dans une interview. Je pars de lui, mais pour aller ailleurs. Je n'ai rien du journaliste qui enquêterait sur le terrain. Je tente de décrire, ou d'imaginer, son état intérieur, mais à travers lui, c'est bien le mien qui est en jeu, et à travers moi, celui du lecteur… Il y a une porosité des Moi. Et je trouve la photo très forte pour rendre visible cette porosité. » Cet état intérieur du photographe c'est l'impression un peu angoissante de ne pas appartenir au réel, de ne pas être totalement dans sa vraie vie et de ne pas être complètement soi-même.

Un sentiment contemporain qu'ont exploré, entre autres, des poètes comme Pessoa (que le photographe cite dans son livre) ou Henri Michaux (dont le titre de cet article s'inspire). La photographie, selon Delsaux, est le médium idoine pour explorer cette cassure d'avec le réel, cette fêlure où nos existences s'évident. La photographie a une telle réputation de "réalisme" qu'il suffit de peu pour que le réel bascule, s'évapore : la montée d'une brume, le poids de la pluie, la cendre d'un feuillage...

On se retrouve dès lors très vite dans une fiction qui, aussi "trouée" et ambiguë soit-elle, nous aide à supporter cette vacuité existentielle, cette absence de sens. « Cette forme narrative s'est vite imposée à moi. Une fois sur place, j'ai rapidement compris que je ne devais pas enchaîner de jolis ou sombres panoramas, mais qu'il fallait en passer, au contraire, par des fragments épars qui se répondraient bizarrement. J'imaginais une sorte de labyrinthe exigu dans lequel on ne pourrait que se cogner à toutes les parois. »

France(s) Territoire Liquide : Cédric Delsaux
À la galerie L'Abat-jour ​jusqu'au 25 juin
www.francesterritoireliquide.fr

Cédric Delsaux, Zone de repli (éd. Xavier Barral)


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