K., le procès des images

Plutôt que de s'en méfier, Frédéric Khodja nous invite à faire confiance aux images, et se lance à l'URDLA sur leur(s) piste(s), explorant leurs métamorphoses, leurs devenirs, leurs présences énigmatiques.


À Villeurbanne, au fronton de la porte d'entrée d'une maison, sont gravés les mots : « Mon rêve ». Est-ce le rêve de l'architecte, celui du propriétaire ? Le rêve est-il la maison ou est-il contenu entre ses murs ? Ou bien, hypothèse plus incongrue, est-ce là simplement un tag ancestral, le rêve se réduisant alors à l'inscription elle-même, à la gravure qui évide la pierre ? Si le rêve est puissance créatrice d'images, il peut ainsi se décliner en contenant (l'écran du rêve) et en contenu (les images du rêve qui s'y projettent), en recto (voir) et en verso (être vu), en plein et en creux, en présence et en absence...

Toutes interrogations qui traversent et irriguent l'exposition de Frédéric Khodja à l'URDLA, réunissant des estampes, des dessins, des volumes, des croquis... On y retrouve aussi la présence forte de l'architecture, motif quasi obsessionnel chez l'artiste. Il y est question par exemple de la Villa Malaparte (où Godard tourna Le Mépris en 1963), de fenêtre (celle notamment à travers laquelle Niepce prit la première photographie), de sols, de toit flottant au-dessus du vide...

L'artiste présente même une maquette de ville entière, sa "Ville du flâneur" : un ensemble de papiers de couleur pliés en différents volumes et disposés sur une table. Cette "ville" rend hommage aux flâneries de Baudelaire, aux passages de Walter Benjamin et aux dérives de Guy Debord. Et l'ensemble de l'exposition nous invite à errer parmi les images, à suivre différentes lignes qui les relient entre elles : lignes formelles, lignes de couleurs, lignes d'Histoire (Godard, Dürer, Niepce...), lignes de fuite avec des réserves, des "trous", des espaces énigmatiques...

L'antre

La petite maquette de maison, recouverte de peinture blanche, qui ouvre l'exposition contient peut-être les nombreuses images que Frédéric Khodja déploie ensuite sur les cimaises de l'URDLA : des souvenirs de paysages transposés au feutre sur papier, des croquis à l'aquarelle issus d'un carnet, des photocopies d'images d'archive, des dessins épurés et géométriques reprenant certains aspects de la "Ville du flâneur".

En résonance avec son travail, l'artiste lyonnais confie à l'anthropologue Denis Cerclet : « J'ai découvert ce film Paper House de Bernard Rose. Voilà ce qui se passe. Une petite fille malade qui dessine pour s'occuper et qui, quand elle s'endort, se retrouve dans son dessin. Elle dessine une maison et elle se retrouve dans la maison qui s'est matérialisée, qui s'est dimensionnée exactement comme elle l'a dessinée. Une fenêtre de guingois et la fenêtre est de guingois dans le rêve. Elle rencontre un petit garçon dans le rêve. Elle s'aperçoit qu'elle ne peut pas se rapprocher physiquement de lui parce qu'elle n'a pas dessiné de porte. Donc le lendemain, elle dessine une porte. La nuit d'après, la porte est là et elle entre dans la maison, etc. »

Ce trajet enveloppant le réel et l'imaginaire se condense habituellement en une seule représentation chez l'artiste. Dans la même œuvre, l'intérieur et l'extérieur s'inversent, le dehors est aussi dedans, la topologie et l'espace s'affolent, les limites entre le réel et la fiction se brouillent. À l'URDLA, ce trajet s'effectue plutôt d'image en image, il est fragmenté, faisant de l'ensemble de l'exposition une sorte d'image à la fois unique et éclatée.

L'entre

Ce travail de mise en abyme du visuel peut faire penser, entre mille autres références, au film Mulholland Drive de David Lynch. Frédéric Khodja ne cesse de basculer d'un plan à un autre, du recto au verso, d'images d'une certaine "espèce" à d'autres images, d'un dispositif ou d'un médium à d'autres... La maison du départ est comme l'équivalent de la petite boîte bleue de David Lynch : vous tournez la clef et vous vous réveillez alors dans la réalité, à moins que ce soit le contraire : vous quittez la réalité pour l'espace du rêve.

Les images se dérobent, se métamorphosent, se déplacent, mais il faut leur faire "confiance" indique Frédéric Khodja au fronton de son exposition intitulée : Histoires de faire confiance aux images. Ce pourrait être, par exemple, des histoires que l'on raconte aux enfants qui les poursuivent en rêves, en images, avant, bientôt, de dessiner ou de bâtir des maisons. Maisons où, à d'autres enfants, on racontera...

Frédéric Khodja, Histoires de faire confiance aux images 
À l'URDLA jusqu'au 9 juillet

Rencontre avec Frédéric Khodja et Denis Cerclet
À l'URDLA le jeudi 23 juin à 19h

Cinq films connectés à cette exposition

Le Mépris de Jean-Luc Godard (1963) : Frédéric Khodja en extrait notamment l'escalier de la villa Malaparte pour composer une estampe. Et le titre de son exposition n'est pas sans évoquer les Histoire(s) du cinéma du même Godard

Zardoz de John Boorman (1974) : on retrouvera dans l'exposition et le petit livret qui l'accompagne (Ça presse) le motif du grand masque de pierre du film

D'Ailleurs, Derrida de Safaa Fathy (2000) : film qui met en images et en liens la pensée de Jacques Derrida avec les lieux où il a vécu (Algérie, États-Unis...), qui a inspiré certaines œuvres de Frédéric Khodja. Le film sera projeté au Cinéma Le Zola à Villeurbanne le jeudi 16 juin à 18h45

Paperhouse de Bernard Rose (1989) : film cité par Frédéric Khodja comme proche de son univers artistique

Mulholand Drive de David Lynch (2001) : parmi la ribambelle d'interprétations possibles du film, on peut notamment le considérer comme un rêve (dans sa première partie) et un retour à la réalité (dans la seconde). Le film est un quasi remake de Persona de Bergman (1966)


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