Troubles photographiques

Lyon fourmille cet automne d'événements liés à l'image fixe : le retour du festival Lyon septembre de la photographie, une nouvelle édition de la foire Photo Docks Art Fair, de nombreuses expositions dans des galeries... Mise au point sur ce médium qui révèle moins notre rapport au réel qu'il ne le trouble profondément.


Au 19e siècle, l'apparition de la photographie a fichu une trouille bleue aux peintres pensant qu'elle allait les dépouiller de leur job de représentation du monde, que l'appareil allait broyer la palette et l'automatisme de la machine la main humaine... Aujourd'hui, la photographie, au sens un peu classique du tirage sur papier, apparaît presque désuète, incongrue au regard des images qui défilent, immatérielles ou presque, sur nos écrans de portables, d'ordinateurs, de télévisions... Quel est ce curieux rectangle de papier qui ose parfois encore nous apparaître en noir et blanc, qui hante les cimaises des galeries ou les vieux albums de nos aïeux ?

Par un drôle de paradoxe, ce médium que l'on craignait jadis pour sa "modernité" est devenu une forme de résistance à la dite modernité des images en flux continus : sur cette mince surface matérielle, viennent se déposer un peu de temps et de lumière, se découper une portion d'espace et de réel. À l'heure de "l'accélération" (Hartmut Rosa), du "visuel" (Serge Daney), de la "vitesse" (Paul Virilio), la photographie propose un oasis de décélération, une hétérotopie... Ou, encore, une "esthétique de l'arrêt" comme la propose la photographe lyonnaise Thaïva Ouaki qui exposera pour la première fois ses images (paysages, portraits...) dans le cadre du festival Lyon Septembre de la photographie. Éloge de la lenteur, refus du rythme effréné imposé par le productivisme.

Faire le vide

Dans un texte de 2006, Jean Baudrillard écrit : « Une photo véritable n'est jamais loin du vide – elle fait le vide autour d'elle, elle crée un arrêt du monde sur image. Partout, elle doit faire exception, c'est-à-dire qu'il faut en user avec discrétion. » Certains artistes, face au "trop plein", tentent parfois des gestes extrêmes, tel le Lyonnais Jean-Luc Blanchet qui efface des photographies à l'acétone.

D'autres, de manière plus douce, comme Estèla Alliaud, mettent en abyme le réel et sa représentation dans des installations, jetant un doute entre l'objet et son image. Ou, comme l'allemande Friederike von Rauch, cherchent à force de sobriété et de travail subtil sur la lumière à capter le vide et le silence des espaces photographiés...

La photographie, écrit encore Jean Baudrillard, entreprend « de nous délester de cette surcharge de sens et, contre notre tendance obsessionnelle à tout interpréter, à tout faire signifier, la tendance inverse de résister par l'image (mais aussi par la pensée!) à l'excès de production de sens, et de retrouver quelque chose comme une constellation du secret, du vide, du silence, de ce qui déjoue toute interprétation, et joue de l'apparition, de l'indécision et de la surprise ».

La photographie, réussie, est un événement, une mise sous tension des relations entre le sujet, l'objet et le médium. Elle est ce qui apparaît, et en même temps elle est la trace de notre regard sur le monde. Elle renvoie dos à dos l'expressionnisme subjectif et le réalisme objectif, pour creuser un espace-temps transitionnel floutant les frontières entre le regardeur et le regardé : naissance des choses à notre regard, à travers leur apparition insensée.

Défaire le sens

Il y a ainsi une présence du photographe et de l'appareil photo dans l'image, comme insistait l'écrivain et photographe Denis Roche (1937-2015), auquel Le Réverbère rend hommage. Concrètement, les appareils photographiques et le reflet de l'artiste apparaissent très souvent dans ses images. Images qui, aussi, entrent en écho les unes avec les autres, selon un mode presque musical qu'il nommait "photolalies".

Inversement, même dans le plus ressemblant des autoportraits, ou la plus fidèle des photographies documentaires, il y a au fond une sorte d'altérité, d'inquiétante étrangeté. Cette photographie que l'on a trop naïvement qualifiée de décalque du réel ne cesse de nous en dévoiler l'opacité, l'insu, le caractère énigmatique. Il y a de l'autre, toujours, inéluctablement dans l'image photographique. Si certains artistes, comme Jérémy Suyker (enquêtant sur les milieux artistiques en Iran) ou Farida Hamak (posant son regard sur les femmes et les lumières particulières du village de Bou Saâda en Algérie), photographient l'autre de l'Occident, cet "autre" ne cesse de nous regarder et de nous déstabiliser, en retour.

 


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