Chants et contre-champs

La plasticienne et vidéaste Julie Chaffort a mis en scène dans la nature sept chanteurs issus d'univers aussi différents que le métal ou l'opéra... Une rencontre, entre voix et paysages, aussi intense que singulière.


« La Terre respire et se gorge de repos et de sommeil.
Tous les désirs sont désormais changés en rêve,
et les gens fatigués rentrent chez eux
pour trouver dans le sommeil un bonheur oublié
et apprendre à redevenir jeune ! 
»

Cet extrait du si déchirant Adieu, clôturant Le Chant de la terre de Gustav Mahler, nous est revenu aux oreilles en sortant de l'exposition de Julie Chaffort à la Fondation Bullukian. En 1907, Mahler (1860-1911) compose une pièce inouïe mêlant leaders et orchestre symphonique, et rend hommage à la beauté de la nature et de la vie humaine, malgré sa brièveté... Il serait ici inutile d'insister sur les liens étroits entre la nature et la musique (des Quatre saisons de Vivaldi aux oiseaux de Messiaen, en passant par la Pastorale de Beethoven).

Et plus intéressant de rappeler ces incessantes tentatives humaines de nouer des échanges symboliques entre les forces de la nature et les puissances de la musique et de la voix. Pour son projet Somnambules, Julie Chaffort indique s'être beaucoup inspirée des Aborigènes « pour lesquels le chant fabrique le territoire, le chant fabrique le monde. Et si le chant meurt, une partie du monde meurt », et du livre de Bruce Chatwin, Le chant des pistes.

Rêveries

Somnambules s'inscrit dans ce que l'art, au sens large, tente avec la nature et les "choses" qui nous entourent : donner naissance au monde, faire apparaître ces choses, tout en conservant la part de mystère, le poids de l'énigme... L'installation vidéo (durée : 55 minutes) de Julie Chaffort se déploie sur trois écrans où l'on voit tour à tour des paysages aux confins des Landes et du Pays Basque, et sept chanteurs-personnages cadrés en plan américain et fixe.

Ces derniers, a cappella, chantent chacun « leur paysage » dans « leur univers musical » : la chanteuse Camille avec ses vocalises d'intensité croissante, le chanteur de métal Josh Smith avec son lyrisme guttural et parfois hurlé, la soprano Jeanne Crousaud avec son registre plus doux et classique... Parfois improvisant, parfois non, « chaque personnage évoque une partie de territoire, nous dit Julie Chaffort. Et Somnambules raconte aussi une sorte d'histoire un peu onirique. »

Les plans fixes et épurés se font écho les uns aux autres, ou contrastent entre eux, surprenant l'oreille du spectateur. Le montage, les moments superbes de concentration silencieuse des personnages, nous entraînent peu à peu dans un paysage sensible, fait de voix autant que d'images. La durée compte beaucoup ici, et il s'agit moins de voir que d'entrer dans un paysage.

Performances

« Je viens de la scène et du théâtre, et je pense souvent mes vidéos dans le registre de la scène, ici c'est un peu comme un opéra, avec plusieurs tableaux vivants» Mais contrairement à la scène, le chant est ici mis à nu, les interprètes cherchent en eux-mêmes et autour d'eux une sorte d'inspiration difficile : par hésitations, par incantations, en se référant aussi parfois à des mythes ou à des rituels religieux connus (Josh Smith se réfère à Lovecraft et à sa mythologie Chtulhu, Wladimir Rehbinder à des prières orthodoxes, le chanteur de scat Phil Minton aux invocations chamaniques...).

Comme dans d'autres de ses travaux, Julie Chaffort a conduit chacun vers la performance physique, l'équilibre instable, la présence fragile... En retour, l'expérience du spectateur est elle aussi intranquille, traversant un paysage d'émotions multiples et, souvent, intenses.

Julie Chaffort, Somnambules
À la Fondation Bullukian jusqu'au 31 décembre


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