Antonin Iommi-Amunategui : « Boire du vin naturel, c'est changer la société un verre après l'autre »

Instigateur des salons Rue89 des vins naturels à Paris et Lyon, blogueur engagé sur No Wine is Innocent, auteur du séminal Manifeste du Vin Naturel (aux éditions de l'Épure), co-fondateur du crew Nouriturfu visant à provoquer la jouissance des palais, organisateur des iconoclastes Nuits des Vins Nus, Antonin Iommi-Amunategui nous expose sa concrète utopie.


Un an après la parution de ton Manifeste pour le vin naturel, quelles évolutions vois-tu ?
Antonin Iommi-Amunategui : Le vin naturel grignote chaque jour du terrain : on ne le trouve plus seulement dans les bars à vin urbains, mais jusque dans les supermarchés — à tout le moins des vins qui se prétendent naturels — et les guides ou revues tradi du vin. Il est là et on ne le délogera plus. Reste à savoir s'il va enfin acquérir une existence officielle, et le cas échéant, selon quels critères.

On voit aussi arriver la récupération : pour la première fois, une grande surface proposait du vin naturel dans sa foire de septembre.
Oui, en réalité, ce n'était pas tout à fait la première fois. Mais c'est la première fois que c'était présenté de manière aussi claire. Alors évidemment, attention, il ne s'agissait que de pseudo-vin naturel ; des vins qui jouent avec les codes de ce mouvement pour s'en approprier l'image et, éventuellement, la niche commerciale. Le vin naturel, c'est encore quelque chose de très flou pour la plupart des consommateurs. Du coup, c'est facile pour un industriel pinardier de se glisser dans la brèche et de proposer ces cuvées "sans sulfites ajoutés" mais qui s'autorisent, par ailleurs, tout un tas de techniques et d'autres additifs pour dénaturer le vin.

Poser des règles et une législation autour d'une éventuelle appellation "vin naturel", n'est-ce pas contradictoire pour un vin qui se veut libre ?
C'est très contradictoire, mais ça va tomber, comme pour le vin bio. Mon propos c'est de dire qu'il vaut mieux que cette législation soit le fait des vigneron-ne-s historiques ou reconnu-e-s de ce mouvement, plutôt que d'écoper d'un cahier des charges au rabais sorti de Bruxelles. Mais les vigneron-ne-s naturels ne sont pas d'accord sur ce point ; beaucoup sont contre toute règle imposée. Le problème que j'identifie immédiatement, c'est qu'on va la leur imposer, cette fameuse règle, s'ils ne l'imposent pas eux-mêmes. Après, les pur-e-s et dur-e-s continueront à faire le vin qu'ils veulent, hors de tout cadre, mais c'est dommage de ne pas s'approprier cet enjeu, parce qu'encore une fois la règle, dans deux/trois ans, elle existera qu'on le veuille ou non. Laisser faire, à mon avis, ce n'est pas la bonne attitude. Au-delà, débattre de cette question est en soi très constructif : on parle du vin naturel, on le médiatise, et ainsi on fait grandir son aura, son influence. C'est peut-être ça qui compte le plus, qu'un maximum de gens soient touchés, informés, et, le cas échéant, se fassent leur propre idée.

 
"Et si le vin sauvait l'agriculture ?" est le thème du débat cette année au salon. En quoi le vin naturel peut-il changer notre agriculture, en quoi est-il le reflet des débats qui sous-tendent notre société ?
Le vin naturel, selon moi, est aux avant-postes de l'agriculture, en toute première ligne. Ces vigneron-ne-s prennent des risques plus ou moins calculés pour parvenir à un produit vraiment artisanal et sain. Ils/elles font aussi l'impasse sur les circuits de distribution majoritaires, la grande distribution sous toutes ses formes, et glissent leurs vins dans des échoppes à taille humaine. C'est le maître-mot : l'humain est remis au centre du jeu, et une dynamique vertueuse s'enclenche d'un bout à l'autre de la chaîne, depuis le sol et la plante, traités avec soin, jusqu'au consommateur final, informé et enchanté de boire un vin honnête et sans artifices, en passant bien sûr par les cavistes et restaurateurs qui les revendent avec fierté et en connaissance de cause. Si l'agriculture s'inspirait de ce modèle, plus éthique et centré sur l'humain, on imagine bien qu'on la transformerait, et avec elle la société tout entière, par un effet domino ou papillon tout ce qu'il y a de plus vertueux. En bref, le vin naturel peut (sûrement) sauver le monde.

Tu invites au salon Rue89Lyon le Collectif Anonyme : à ma connaissance, cette idée de faire du vin sous forme collectiviste, sans leader, sans individualité, de manière aussi politisée, c'est une première…
Oui, c'est génial. Il n'y a que le vin naturel pour provoquer de telles associations. À un petit niveau, ce sont des expériences d'utopies, des laboratoires formidables. Ce collectif n'est pas un ramassis de hippies — ils bossent, font du commerce et sont plutôt très doués en marketing ; mais leur démarche est sincère, fondée sur un respect de la nature et du consommateur. C'est ça qui change la donne.

Le fait que beaucoup de gens venus de la musique ou du livre se reconvertissent / s'investissent dans le vin nature aujourd'hui, ça révèle quoi : que le vin redevient une culture ? Que le débat s'est déplacé ici ? Que la contre-culture, aujourd'hui, c'est le vin nature ?
Cela révèle qu'il n'y a pas forcément lieu de trop distinguer culture et agriculture ; que des passerelles, nombreuses, existent. En l'occurrence le vin naturel est artisanal et créatif ; il attirera forcément à lui des individus créatifs et qui ne se reconnaissent pas dans les modes de production industriels, qu'on nous sert aussi bien au supermarché qu'à la télé ou dans la musique mainstream. Tout est évidemment lié, toutes les activités humaines.

Tu cites Hakim Bey dans ton manifeste. Le vin naturel est-il aujourd'hui une Zone d'Autonomie Temporaire ?
Oui, c'est un grand pourvoyeur de TAZ ! Et c'est tout le paradoxe du Manifeste d'en appeler pourtant à sa reconnaissance officielle... Autonomie et cadre ne vont pas bien ensemble. Mais le vin naturel est essentiellement paradoxal : aujourd'hui, officiellement, il n'existe pas... et pourtant on en fait depuis 8000 ans !

Tu fais aussi référence aux Anonymous… Défendre le vin naturel, c'est vouloir changer la société ?
Oui, j'ai déjà évoqué ce point, mais remettons-en une couche : le vin naturel — j'insiste sur naturel, terme plus clivant, plus fort que nature — est le laboratoire d'un mode de création et de production alternatif, artisanal et viable. Il remet l'humain et les connexions sociales au coeur du système ; et ça marche. Il a beau avoir 8000 ans, époque où on le faisait dans de grandes amphores, du côté de l'actuelle Géorgie, avec du raisin et rien d'autre (à ce sujet, je vous renvoie au dernier livre d'Alice Feiring, For the love of wine, qui sera publié en français, aux éditions Nouriturfu, au premier semestre 2017), il reste terriblement actuel et moderne, en tant qu'il propose un modèle de société rafraîchissant et tout à fait fonctionnel. Boire du vin naturel, c'est soutenir cette alternative sociétale ; c'est littéralement changer la société un verre après l'autre... Et si on n'y arrive pas, on aura au moins bu de chouettes canons !


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