Matisse, trait à trait

L'exposition Matisse au Musée des Beaux-Arts nous ouvre les portes de son "laboratoire intérieur", à travers, surtout, sa pratique du dessin. Là, comme plus ostensiblement dans ses toiles ou ses sculptures, l'artiste fait vaciller la figure pour l'emporter parmi un flux et un élan vital plus vastes.


Henri Matisse est un besogneux et n'a pas les mêmes facilités virtuoses, ni le style tonitruant, que son contemporain Picasso. On l'éprouve très concrètement en découvrant ses dessins au Musée des Beaux-Arts : il cherche de feuille en feuille, il expérimente, il échoue, il recommence, il répète, il hésite... Devant un dessin de femme allongée, Matisse confie en 1931 à un critique d'art : « Pouvez-vous imaginer que je suis resté plus de deux mois à ce dessin ? Chaque soir j'y ai travaillé une heure et demie. Il consiste si vous voulez en centaines d'esquisses superposées... Si vous regardez la feuille avec attention, vous verrez par exemple combien de fois j'ai changé l'attitude du bras. » Plus rarement chez Matisse, le dessin jaillit en une ligne limpide et semble alors facile, évident, léger.

Il semble paradoxal d'organiser une exposition centrée sur les dessins de Matisse, alors qu'il est emblématiquement l'un des inventeurs de la modernité de la couleur, de sa libération contre la domination classique du... dessin ! Mais, comme souvent, les choses sont plus complexes et ambiguës chez Matisse qui cherche davantage une tension entre le dessin et la couleur, qu'un "vainqueur" entre l'un ou l'autre. De plus, le dessin est une activité quotidienne pour lui, et, parfois, s'affirme même comme une œuvre en soi.

Révolution silencieuse

À travers quelque deux cents dessins et une cinquantaine de toiles et de sculptures, l'exposition du Musée des Beaux-Arts explore le "laboratoire intérieur" de Matisse : « Suivre pas à pas, s'en tenir au travail, à l'amour de ce travail exprimé dans toutes sortes de gestes, toutes sortes d'opérations qui relèvent de la main et de l'esprit : tel a été le principe de cette exposition. » écrivent Isabelle Monod-Fontaine et Sylvie Ramond, commissaires de l'exposition. Leur accrochage chronologique et thématique nous entraîne au plus près des expérimentations de Matisse, de ses premiers autoportraits de 1900 à ses Intérieurs ou à ses études pour la Chapelle de Vence de la fin des années 1940.

En parcourant l'exposition, nous n'échappons pas complètement au cliché qui colle à la peau de Matisse depuis longtemps : son ambivalence entre la modernité et le retour, à certaines périodes, à des valeurs académiques. Comment, par exemple, concilier l'épure du trait et la quasi disparition de la figure au sein de l'espace qui l'entoure, et les représentations plus "classiques" ou anodines d'odalisques ou de certains portraits féminins ?

« Mari et père dévoué, allant au théâtre, montant à cheval, possédant une maison confortable, un beau jardin : « comme n'importe quel homme », tenait-il à préciser. L'apparente absence d'angoisse existentielle de ses sujets finit toutefois par se retourner contre les valeurs qu'elle devrait conforter. Dès Luxe, calme et volupté (1904), dont le titre servira souvent l'interprétation d'un art lénifiant, l'œuvre de Matisse exalte l'oisiveté, la contemplation, la promesse d'un retour au paradis perdu. »

rappelle Hervé Vanel dans son article pour l'Encyclopédie Universalis. Et c'est bel et bien cela qui est à la fois frustrant et fascinant chez Matisse : cet air, ou cet art, de ne pas y toucher, ces glissements plastiques qui s'effectuent sans crier gare, ces émanations et évocations nouvelles prises dans une sorte de lente rêverie ou flânerie...

Tremplins

Insensiblement, Matisse fait fondre les frontières entre intérieur et extérieur, rend perméables différents espaces logiquement séparés, fait s'épancher les couleurs en flux centrifuges. Pire : il fait communiquer sur un même plan, si ce n'est communier en sensations, le motif, le peintre et le tableau. Un élan vital discret, une force capiteuse réunit ces trois protagonistes. Le tableau est alors moins une fenêtre ouverte sur le monde (comme le veut la représentation classique) qu'un appui physique, un tremplin pour le regardeur et l'artiste. « De sorte qu'il ne s'agit plus tant d'un tableau, écrit Rémi Labrusse dans son très éclairant essai pour le catalogue, que d'une surface de conversion à travers laquelle l'énergie créatrice circule, se transforme et se dissémine, entre le producteur et les utilisateurs de merveilleux dispositif. »

L'image n'est plus mimétique chez Matisse mais elle est une image-énergie, une image-flux, une « sortie de l'image ». Cela se perçoit particulièrement bien dans les peintures de Matisse et un peu plus difficilement dans ses dessins. Ces derniers relèvent surtout de tentatives, abouties ou non, de rendre émotionnellement la présence des corps. Matisse multiplie sur ses feuilles les expériences d'expressions subjectives du corps : réduit à quelques traits discrets, ou éclatant de grandes lignes de forces, ou convulsé et traversé de forces contraires, ou menacé par l'informe, ou le visage contracté en un masque, etc..

Le dessin témoigne de cette volonté de capter des forces physiques, et en même temps de mettre à l'épreuve la figure. Matisse y conserve les motifs du visage et du corps pour justement en faire éclater la stabilité, en défaire sans cesse l'identité. Ce qui réunit finalement dessins et peintures dans cette exposition, c'est le fait que le sol tremble sous nos pieds, sous nos yeux : ce sol de la figure humaine (et de la représentation de l'objet) dont l'essence et la définition rassurante ne sont plus, après le travail de Matisse, que de vieilles breloques.

Henri Matisse, Le laboratoire intérieur
Au Musée des Beaux-Arts jusqu'au 6 mars 2017


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