Ainsi soit Thile !

Prodige précoce de la mandoline et du bluegrass, compositeur hors-pair et touche-à-tout brillant dans l'art de la reprise décalée (Bach, les Strokes, Radiohead...) l'Américain Chris Thile viendra, lors d'un PB Live aux Subsistances, faire étalage de sa virtuosité et de son enthousiasme aux commandes d'un instrument pas comme les autres.


C'est une histoire de précocité, de virtuosité et de singularité comme on en voit peu. L'une de ces fables, pourtant bien réelle, dont les Américains ont non seulement le secret mais aussi le goût. L'histoire d'un enfant que ses parents emmènent chaque samedi ou presque dans une pizzeria californienne, That Pizza Place, où l'on joue du bluegrass, ce pilier de la musique traditionnelle américaine des Appalaches, mélange de blues et de musique traditionnelle anglo-irlandaise. Un bambin pas plus grand que la Margharita qu'il essaie de bâfrer, qui tombe inexplicablement en amour pour l'un des instruments incontournables de cette discipline : la mandoline, petite chose étriquée dont il faut bien du talent pour tirer autre chose qu'un simple accompagnement, ou des cling-cling grinçants.

« En réalité, concède Thile, ce n'était pas tant l'instrument en lui-même. J'étais surtout fasciné par le type qui en jouait, John Moore, un musicien remarquable et très drôle. Pour le tout petit garçon que j'étais – à vrai dire, j'étais encore quasiment un bébé – c'était tellement cool à voir. »

Imagine-t-on bébé Mozart trouver vocation à la Taverne de Maître Kanter de Salzbourg au contact d'un type jouant du clavecin dans les effluves mal oxymoriques de choucroute garnie et de plateaux de fruits de mer géants ? Bof. Et pourtant.

Thile a donc trois ans – un âge où les caprices d'enfant visent davantage les dinosaures en plastique ou les panoplies de Zorro – lorsqu'il commence à harceler ses parents pour obtenir une mandoline. Car sa religion est faite, le coup de foudre irréversible. Papa et maman Thile devront céder : « Je devais avoir 5 ou 6 ans quand j'ai commencé à en jouer, avec John Moore. Ce n'était pas facile, il faut beaucoup de travail pour réussir à maîtriser cet instrument ».

Mozart folk

Reste que Chris doit avoir quelques dispositions puisqu'il fonde son premier groupe, Nickel Creek, à 8 ans, âge auquel il compose sa première chanson. À 11 ans, il joue pour le pape du bluegrass, Bill Monroe. À 13, il sort son premier album solo. À 15, en 1997, il est nominé deux fois aux Grammy Awards et en remporte un, collectif certes. Suivront trois autres, dont l'un avec Nickel Creek. De quoi, une fois de plus, vous bâtir une réputation de Mozart folk.

Surtout quand une légende comme Garrison Keillor, tenancier d'A Prairie Home Companion, un show radio à l'ancienne très populaire aux USA, auquel Robert Altman consacrera son film The Last Show, dit de vous que vous êtes « le plus grand joueur de bluegrass de l'époque et un très bon jazzman ». Ajoutant qu'il n'est pas grand chose que Thile ne puisse faire – raison pour laquelle, prenant sa retraite à l'automne dernier, il lui confie les rênes du show.

Pour Chris Thile, la mandoline est bel et bien devenue « comme une seconde voix » (bien que la première ne soit pas mal non plus), un membre supplémentaire dont il fait ce qu'il veut. Ce qu'il démontre également avec un autre groupe, les Punch Brothers, dont T-Bone Burnett, cette fois, dira qu'il est « l'un des plus incroyables groupes que ce pays [les États Unis] ait jamais produit. » Les Punch Brothers ou une formation country établie selon les canons séminaux (guitare, banjo, mandoline, crin-crin, contrebasse) mais lorgnant vers l'ensemble de chambre ou le groupe pop azimuté.

Si Thile fascine tant, c'est certes pour sa virtuosité mandoline en main, et ses qualités de compositeur, mais aussi pour cette hyperactivité mêlée d'une insatiable curiosité à l'égard de tous les genres de musique et des répertoires d'autrui : entre revisitation du standard le plus folklorique, des Strokes, du thème de film mainstream, de Stravinsky, de Coltrane, de compositeurs US du XXe siècle (Bernstein, Copeland) à... Jean-Sébastien Bach, l'une de ses marottes, aux airs de pari impossible. Bach à la mandoline, on n'a pas idée, et pourtant dans les mains de Thile c'est magique.

L'art de la reprise

Pour le mandoliniste, l'exercice, ou l'art de la reprise – car c'en est un – est avant tout une manière à part entière de répondre à ses questionnements musicaux : « Chez un groupe, une chanson, un musicien, il y a toujours quelque chose qui résiste à notre compréhension. Mon premier instinct est alors de les explorer de long en large jusqu'à ce que j'en comprenne au mieux tous les aspects. Il ne s'agit pas de verser dans l'imitation, mais de s'immerger dans une chanson ou un répertoire jusqu'à être capable d'en délivrer sa propre version, pour que, sur scène, il ait l'air d'avoir été écrit par vous. Ce n'est que de cette manière que l'on commence à comprendre ce qui fait que tel morceau est ce qu'il est. Pourquoi il a autant d'impact sur vous, ce que vous pouvez en prélever et tirer de ce nouveau savoir qui fasse de vous un meilleur musicien. »

C'est cette quête en lui-même « d'un meilleur musicien », au point de jonction entre intuition et travail répétitif, instinct et académisme, qui conduit aussi Chris Thile à multiplier les expériences pour se trouver : sous la forme, en plus des albums solos, originaux ou de reprises, et de ses groupes, d'albums collaboratifs avec des musiciens aussi divers que Yo-Yo Ma, Bela Fleck ou Edgar Meyer. Le dernier en date : un album en duo avec le jazzman tatoué Brad Mehldau pour des compositions et reprises mandoline-piano renversantes, que Thile qualifie avec malice de « rencontre d'un pic-vert [lui et sa mandoline] et d'un lion [Mehldau et son piano] ».

Une remarque qui sous-tend également un refus de se prendre tout à fait au sérieux, comme le résume aussi cette anecdote qu'il aime à raconter :

« Un jour un de mes professeurs de composition à Columbia s'est mis à improviser pendant 50 minutes. Et l'un de nous lui demandant quels étaient les principes qui présidaient à ses compositions, il répondit : « mon plaisir personnel, c'est la seule règle. »

A le voir sur scène ou en vidéo, à l'écouter, sur disque ou, à la radio, animer A Prairie Home Companion, avec un enthousiasme rigolard, on sent que la leçon a infusé dans l'esprit de ce grand enfant de 36 ans pour qui tout a commencé par une expérience cool dans une pizzeria. Une leçon qui livre, toute considération théorique mise à part, le moteur secret de Chris Thile : le bon dieu de fun.

Chris Thile
Aux Subsistances (PB Live) le jeudi 16 mars


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