Michel Pastoureau : « Je n'aime pas beaucoup "Le Rouge et le Noir" »

Amateur de roman policier, l'historien des couleurs, Michel Pastoureau vient commenter "Le Rouge et le Noir" de Claude Autant-Lara et le tableau "Les Otages" de Jean-Paul Laurens. En avant-première, cet amoureux des films... en noir et blanc, nous entretient ici du choix – parfois pragmatique et paradoxal – de ces œuvres, nous livre ses considérations sur la prégnance du noir et du rouge dans l'imaginaire du roman policier.


L'amoureux des couleurs que vous êtes nourrit ce paradoxe de préférer de préférer les films en noir et blanc...
Michel Pastoureau : C'est mon goût personnel, sans doute lié à mon enfance, j'avais une grand mère qui aimait énormément le cinéma et m'y emmenait fréquemment. Dans les années 50, le cinéma en couleur existait déjà mais la majorité des films étaient quand même en noir et blanc donc je me suis forgé une sensibilité, un imaginaire du cinéma en noir et blanc. Et je reconnais que le cinéma en couleur ce n'est pas tout à fait le cinéma pour moi, c'est un peu autre chose.

À Quais du Polar vous venez justement présenter un film en noir et blanc, que l'on ne peut bien sûr détacher de vos travaux sur la couleur puisqu'il s'agit du Rouge et Le Noir adaptation du roman de Stendhal par Claude Autant-Lara (1954). Pourquoi ce choix ?
Pour Quais du Polar, on m'a demandé de choisir un film qui ait un rapport avec la notion de polar, j'ai donc choisi quelque chose qu'il me serait assez facile de commenter, n'étant pas un spécialiste du cinéma (rires). A la fois parce que Le Rouge et le Noir c'est un roman célèbre de Stendhal, un grand film des années 50 et parce que dans le titre il y a le mot « rouge » et le mot « noir ». Et en plus c'est une histoire de crime avec des épisodes judiciaires assez nombreux. Mais ça ne veut pas dire que j'aime ce film, que je n'ai pas vu des décennies et que je serais tout à fait incompétent pour le situer dans l'histoire du cinéma. Je vais m'attarder sur le rouge et sur le noir et puis un peu sur Stendhal.

Dans Les Couleurs de nos souvenirs, vous avouez ne pas aimer non plus le roman de Stendhal...
Non, en effet. Non seulement, je trouve le début du livre plutôt mal écrit, mais je trouve que le roman est trop long par rapport à l'histoire qu'il raconte. A mon avis, Stendhal aurait pu faire l'économie de 150 pages (rires). Mais je crois, et là c'est l'historien qui parle, qu'il faut aussi parler des choses que l'on n'aime pas et dire pourquoi. Et ne pas se concentrer sur ce que l'on aime. Le Rouge et Le Noir reste un document d'histoire littéraire extraordinaire, il faut en parler. Mais c'est vrai que je préfère de loin Flaubert à Stendhal.

Est-ce que ce choix est également lié à l'histoire énigmatique du titre pour lequel beaucoup d'hypothèses ont été émises mais dont on ne connaît pas la véritable origine ?
Il y a une espèce d'énigme puisque Stendhal ne s'est pas vraiment expliqué lui-même pour expliquer ce qu'il voyait derrière ce titre. Cela fait un beau discours à tenir sur les différentes hypothèses qu'on peut avancer même si l'une d'elles est plus solide que les autres. En tout cas, voilà de quoi réfléchir. Qu'est-ce que c'est le rouge et qu'est ce que c'est que le noir dans ce titre ? Et puis c'est quand même un film historique, en costumes. Moi je suis historien et c'est plus facile pour moi de commenter un film de cette nature qui se passe en 1830 plutôt qu'un film qui se passerait aujourd'hui.

Cette énigme autour du titre peut aussi renvoyer à une notion que vous évoquez beaucoup dans vos livres : cette ambivalence des couleurs et de leur signification, particulièrement du rouge et du noir, qui appellent à toutes les interprétations.
Oui, chaque couleur est ambivalente. Hors contexte, elle ne signifie pas grand chose, donc il faut les replacer dans leur contexte. Mais du coup pour l'historien, le commentateur, cela permet de s'aventurer sur des terrains un peu différents et de dire beaucoup de choses sur la signification des couleurs, du côté positif et du côté négatif, du côté social et du côté d'une symbolique religieuse ou morale. En plus, les couleurs ont ceci de remarquable qu'elles concernent absolument tout le monde.

Que pourriez-vous dire sur les origines du terme « roman noir » et les raisons pour lesquelles le rouge y est également attaché ? En Italie, le roman policier a longtemps été baptisé Giallo (« jaune » en français) à cause de la couleur des couvertures des collections dans lesquels il se trouvait...
La couverture des livres joue en effet un certain rôle comme en Italie où les couvertures de polar étaient jaunes, en effet. En France, on a qualifié de roman noir, à partir des années 30 et surtout 50, des romans à couverture noire qu'on appellerait à la va-vite « romans policiers ». Avec des collections qui avaient le mot « noir » dans leur titre. Mais le roman noir c'est aussi un type de littérature particulier qui apparaît fin XVIIIe, début XIXe. Des histoires sombres, de revenants, de morts, qui reçoivent à cette époque déjà l'appellation roman noir. C'est lié à l'époque romantique qui aime le macabre. Dans les années 1850-60, se greffe l'idée d'une enquête ou d'un personnage qui est un policier ou un juge. Le roman policier au sens que nous lui donnons naît donc à cette époque. La couleur noire est donc liée depuis longtemps à ce genre de littérature au sens large. Le rouge c'est un peu autre chose : il est présent parce qu'il y a crime de sang, violence et plus récemment érotisme, séduction, amour sous différentes formes (rires). Maintenant il fait couple avec le noir mais l'on pourrait trouver d'autres couleurs et les justifier pareillement. D'ailleurs l'expression roman noir recouvre des réalités très variées en littérature et où le noir peut ne pas être vraiment présent.

Peut-on relier la symbolique du rouge et du noir dans le polar à celle des contes, dont vous dites qu'ils font très souvent apparaître les couleurs de base du système ancien : le rouge, le noir et le blanc ?
Oui, on peut dire qu'on retrouve dans le roman noir cette triade qui est plus forcément présente que les autres couleurs parce qu'elle est archétypale. D'un point de vue symbolique, il y a les bons et les méchants, le noir et le blanc. Et puis il y a le crime et le sang, ça c'est le rouge ; il y a l'amour et l'érotisme : c'est un autre rouge. Même si on retrouve du bleu, du jaune et du vert dans ces romans, c'est plus rare. Noir, blanc, rouge, ç'a une prégnance plus grande et ce sont pour la littérature, le cinéma et la peinture, des couleurs plus expressionnistes que les autres. Elles expriment plus fortement les émotions. C'est pour cela que les régimes totalitaires se sont emblématisés dans le rouge et noir, le rouge et blanc ou le blanc, rouge, noir comme le IIIe Reich par exemple. Cela a une prégnance plus grande à la fois sur l'œil et sur l'esprit.

Etes-vous vous mêmes, un amateur de polar ?
Oui, j'en lis beaucoup car je prends beaucoup le train (rires). Je m'intéresse énormément à l'actualité polar mais j'aime assez les polars classiques, sans doute parce que je suis de ma génération. J'ai du mal avec les polars américains très violents. Je préfère quand il y a une énigme à résoudre. Parmi mes préférés dans les auteurs contemporains, le Suédois Mankell, l'Italien Camilleri, pour la langue, et quelques autres scandinaves, comme Nesser, que je préfère à Nesbö (rires). Dans le polar historique j'ai la chance d'avoir un ami de lycée, Jean-François Parot, qui écrit d'excellents polars à succès : les aventures du commissaire Nicolas Le Floch. Il a une très belle plume, c'était déjà le cas à l'adolescence (rires).

En parlant de polar historique, pouvez-vous nous parler de votre expérience de conseiller sur le film Le Nom de la Rose de Jean-Jacques Annaud (1986), adapté du chef d'oeuvre d'Umberto Eco qui est sans doute le premier polar médiéval ?
En tout cas le premier polar médiéval à avoir eu autant de succès. Il y en avait eu d'autres avant mais médiocres. Le Nom de la Rose est une histoire ambitieuse. Jean-Jacques Annaud a d'ailleurs laissé tomber pour le cinéma pas mal de discussions presque philosophiques sur la pauvreté en milieu franciscain (rires). C'a été une expérience intéressante : nous étions une équipe de huit conseillers historiques. J'étais chargé des couleurs, des vêtements, des emblèmes, des animaux aussi. Et le plus intéressant pour moi ont été les questions que le metteur en scène posait et auxquelles les historiens ne savaient pas répondre. Cela nous faisait prendre conscience de nos méconnaissances et ce fut très instructif. Il y avait des choses très banales sur lesquelles nous ne savions pas répondre, comme, par exemple : comment se disait-on « bonjour » au XIVe siècle, quel geste on faisait. D'une manière générale, les gestes dont ont tant besoin les metteurs en scène au théâtre et au cinéma sont une question sur laquelle les historiens ont peu travaillé. Et les documents ne sont pas très bavards. On a des images mais elles ne sont pas animées alors on a du mal (rires).

À Quais du Polar, au Musée des Beaux-Arts, vous allez également commenter un tableau, Les Otages de Jean-Paul Laurens (1896), une œuvre où le rouge et le noir sont prégnants...
Je l'ai choisi parce c'est de la peinture d'histoire – un genre longtemps oublié mais qui revient à la mode. Il s'agit d'un épisode historique, c'est donc, là encore, plus facile pour moi à commenter. Je suis là sur mon terrain. En outre, c'est une scène de prison, avec deux enfants enfermés, ça a donc un peu à voir avec Quais du Polar puisqu'il y a une affaire de crime et de justice derrière. Et puis chromatiquement, il y a des choses à dire sur le rouge et sur le noir, notamment le rouge. C'est un tableau très inquiétant (rires). J'aurai beaucoup de choses à en dire. Le tableau a aussi été choisi car nous serons nombreux au Musée des Beaux Arts et l'une des conditions de ce choix était que le tableau soit suffisamment grand pour que tout le monde puisse le voir (rires).

Le Rouge et le Noir, de Claude Autant-Lara
À l'Institut Lumière le samedi 1er avril à 15h

Conversation autour d'une œuvre ; Les Otages, de Jean-Paul Laurens
Au Musée des Beaux Arts le samedi 1er avril à 11h


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