La Parole dégelée de Thomas Bernhard

Événement à mille lieues du très hype "2666" au dernier festival d'Avignon, la "Place des héros" de Thomas Bernhard adaptée par le vieux sage Lupa se laisse contempler comme un tableau à peine animé, témoin d'une Europe plus que jamais asphyxiée par ses démons.


L'ascétisme de ce spectacle ne facilite pas l'absorption de ses quatre heures (avec deux entractes). Que faire avec ce dernier texte, publié quelques mois avant sa mort en 1989, de Thomas Bernhard, le chantre du nietzschéime théâtral ? C'est noir, très noir, pas nécessairement cynique.

Le dramaturge autrichien regarde son pays dans les yeux et provoqua encore un scandale quand cette œuvre, commandée par le Burgtheater de Vienne, dut être montée par son directeur Claus Peymann. L'Autriche était incapable d'entendre qu'il y avait dans ces années 80 plus de nazis parmi elle que pendant la guerre. Kurt Waldheim, au passé national-socialiste tout juste ressurgi, venait d'être élu à la tête du pays - Jörg Haider n'était pas encore là.

Ce sont précisément ces faux-semblants et cette hypocrisie que Bernhard pointe dans ce récit en trois actes, qui réunit les proches du professeur de mathématiques Schuster, exilé à Oxford pendant la guerre et revenu se défenestrer dans son appartement de la place des Héros où, en 1938, Hitler proclama l'Anschluss devant un peuple en liesse.

Un long cri de corbeaux

Dans un immense espace gris, quelques meubles emballés, une flanquée de chaussures que la bonne cire et range par paires quand la gouvernante, « la Zittel », repasse encore les chemises blanches du professeur en ne cessant de parler, de murmurer plutôt, des souvenirs presque cannibales d'un homme pour qui elle a été « le centre » comme le dit plus tard un autre personnage.

Lupa prend le temps que les gestes s'accomplissent, que les pieds de l'une des filles de l'absent ballottent au ras du sol, lorsqu'elle est assise sur un banc après l'enterrement « le plus court et le plus effrayant » jamais vécu, tant il y avait de nazis. Lupa, scénographe et créateur lumière, soigne l'écrin dans lequel ses acteurs (la troupe du Théâtre national de Vilnius) se déplacent peu. Mais ils ont la contrition de ceux à qui Bernhard donnent une parole cinglante dans leurs beaux costumes d'apparats.

Quelques incrustations vidéo, rares mais extrêmement fortes (le professeur, le pays en ruine, une fenêtre qui explose, la veuve figée comme une piéta) complètent ce tableau d'une violence inouïe et sourde. Bernhard, bien avant ce XXIe siècle malade, disait la fin du socialisme « devenu un capitalisme », stigmatisait le théâtre qui ne servait plus en Autriche qu'à « réguler la digestion des nazis ».

Et pourtant, au milieu de ce marasme, seuls ceux qui surnagent s'expriment. C'est probablement dans ce choix que réside l'acte de résistance le plus fort de Bernhard et que Lupa, 73 ans, prolonge sur scène depuis tant de temps – c'est le septième texte de cet auteur qu'il monte – avec autant d'âpreté que de précisions.

Place des héros
Au TNP jusqu'au jeudi 13 avril


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