En Turquie, une presse muselée

En marge de Nuits Sonores, l'European Lab se penche sur les smarts cities, le big data mais aussi sur la Turquie, plus que jamais coincée entre les griffes acérées d'Erdogan. Toutes les libertés sont mises à mal, comme en témoigne Olivier Bertrand, qui relate pour le site Les Jours les affres de ce pays où il a été arrêté en novembre, avant d'être relâché.


Erdogan a toujours aimé les médias. Dès qu'il gagne la mairie d'Istanbul en 1994, il lance deux chaînes de télé. Quel rapport entretient-il avec eux avant l'occupation de Gezi en 2013 et le putsch de l'été 2015 ?
Olivier Bertrand : Il a toujours été très attentif à la construction et au contrôle de son image. Quand il devient maire, il a déjà de très bons conseillers en communication et ses proches vont progressivement racheter des quotidiens. Et il y a une chose qui tient à sa personnalité : sa paranoïa. Quand survient le mouvement de Gezi et, six mois plus tard, les affaires de corruptions et les vagues d'arrestations, il comprend qu'on veut s'en prendre à lui, il interprète ça comme un coup d'Etat, va commencer vraiment une stratégie de contrôle à la fois de la justice, de la police et des médias.

Aujourd'hui, comment les Turcs sont-ils informés ?
Très difficilement. Parce que la plupart des quotidiens (et magazines, sites Internet, radios, télés) indépendants ont été soit fermés soit rachetés par des proches du pouvoir, soit placés sous tutelle. Il reste quelques médias. Le plus connu est Cumhuriyet dont une dizaine de journalistes, le rédacteur en chef, l'actionnaire sont en prison. L'un de leurs anciens rédacteurs en chef est aujourd'hui en exil en Allemagne, après cinq ans de prison et il est encore poursuivi. Mais ce journal continue de faire son travail de façon indépendante. Et il faut vraiment du courage pour continuer à faire son métier quand tous les autres journaux ou presque ont été fermés, quand une partie de vos collègues sont en prison, quand on est convoqué pour un simple tweet.

Il y a d'autres médias moins importants et moins connus que Cumhuriyet comme le site T24. Et puis il y a aussi des médias plus alternatifs. Je crois surtout que les Turcs s'informent essentiellement par la presse anglo-saxonne. Et pour les germanophones par le Spiegel qui fait un super travail là-bas. Ce qui est difficile, c'est que s'il y a un attentat ou une vague d'arrestations, les réseaux sociaux sont fermés, l'accès à Internet est coupé. On ne peut plus se connecter qu'en passant par un serveur étranger.

Cependant, au quotidien, Facebook n'est pas restreint ?
Non. Mais il y a une vraie auto-censure maintenant en Turquie. Les vagues d'arrestations sont arbitraires. On ne sait pas pourquoi on est arrêté. Et quand un intellectuel ou un journaliste est arrêté, ça montre au peuple que plus personne n'est à l'abri, qu'on peut être arrêté pour un post sur Facebook. Je connais plein de gens qui font très attention à ce qu'ils écrivent.

Est-ce que la pression sur la presse étrangère s'est intensifiée ? Le photo-reporter Mathias Depardon a été arrêté et est en attente d'expulsion à l'heure où nous parlons (vendredi 12 mai)...
C'est clair que ça s'est intensifié depuis cet automne. Une fois que la presse turque a été laminée ou presque, il restait la presse étrangère qui continuait pour une partie d'entre elle à faire son travail. Depuis mon expulsion en novembre, il y a eu, à ma connaissance, au moins cinq cas de journalistes arrêtés, placés en garde à vue, expulsés ou alors refoulés à la frontière quand ils arrivaient (c'est le cas du New York Times en janvier). Quand tu filmes dans les rues d'Istanbul, que tu interroges des passants à l'occasion du référendum, les policiers viennent te demander ta carte de presse, ce que tu fais là.... Avant, il y a encore un an, ce n'était pas le cas. Et puis le pouvoir passe son temps à dire que la presse étrangère, et notamment française, hollandaise, allemande, américaine, est là pour déstabiliser le pays, participer à une tentative de partition. On le ressent très fortement. Les gens nous prennent pour des espions.

À mon avis, il y a une forme d'auto-censure d'une partie de la presse étrangère. Pas toute heureusement. Mais une partie des journalistes qui vivent là-bas : ils savent très bien qu'un papier peut provoquer une expulsion. Quand ils travaillent à Ankara ou à Istanbul, toute leur vie est là. Ils ont une compagne, des enfants et savent que pour un papier, ils peuvent, du jour au lendemain, quitter la Turquie. Je pense que ça conduit – et ça peut se comprendre – à une forme d'auto-censure.

Ça veut dire que pour l'instant Erdogan a gagné ?
On peut dire ça dans un premier temps. Il a réussi à éliminer quasiment tout la presse turque avec une pression très forte sur la presse étrangère. Mais à côté de ça, il a organisé un référendum (le 16 avril dernier) avec une campagne dans laquelle, à la télévison, il n'y avait absolument que lui et son parti de l'AKP. Quand quelqu'un du parti laïc (le CHP) était invité, c'était pour le ridiculiser. Malgré ça, le référendum n'a été gagné par Erdogan qu'à 51% avec une triche qui montre qu'en réalité il l'a probablement perdu. Ce qui veut dire que non il n'a pas gagné. Il a réduit les gens au silence. Quand les gens sont dans un isoloir, ils sont encore capables de s'opposer.

Faire vivre la Turquie progressiste dans et hors les murs, avec Aysegul Sert (journaliste), Nedim Gürsel (journaliste), Jean Marcou (professeur) et Çağla Aykaç (chercheuse) ; modéré par Olivier Bertrand
Aux Subsistances dans le cadre de l'European Lab le vendredi 26 mai à 17h


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Benjamin Biolay, release party