Robin Campillo : « Les films sont beaucoup plus forts quand on s'y perd un peu »

Auréolé du Grand Prix du Jury au Festival de Cannes, le scénariste et réalisateur de 120 battements par minute revient sur la genèse de ce film qui fouille dans sa mémoire de militant.


Comment évite-t-on de tomber dans le piège du didactisme ?
Robin Campillo : Ça fait longtemps que se pose pour moi le problème des scénarios qui prennent trop le spectateur par la main comme un enfant et qui expliquent absolument tout ce que vivent les personnages. La meilleure façon que j'aie trouvée, c'est de reprendre ce truc à Act Up Paris : il y avait un type qui fait l'accueil, qui expliquait très bien comment fonctionnait la prise de parole. Mais ensuite, quand on était dans le le groupe, on ne comprenait absolument plus rien à la manière dont fonctionnaient les gens : il y avait trop d'informations ! On s'apercevait que le sujet sida était éclaté en plein d'autre sujets, et on était perdus. J'ai donc voulu jeter le spectateur dans cette arène, comme dans une piscine pour qu'il apprenne à nager tout seul.

Je voulais qu'il n'ait pas le temps de réagir à ce qui se produisait, aux discours ni aux actions, lui donner l'impression que les choses arrivaient sans qu'il ait le temps d'en prendre conscience. Les films sont beaucoup plus forts quand on s'y perd un peu, quand on ne sait pas ni où ni à quel moment on est. Et comme ce n'est pas un film sur Act Up Paris, c'était assez facile — même si c'est difficile à écrire.

Ce qu'on retient de l'histoire d'art Up Paris est donc un bénéfice collatéral de l'histoire ?
RC : Je ne le dirais pas ainsi. J'essaie de construire quelque chose, que les scènes en elles-mêmes aient leur foisonnement propre. Et que dans ce foisonnement, on fasse passer l'histoire d'Act Up Paris de façon parcellaire, sans essayer d'expliquer trop au spectateur de quoi il est question.

Il y a en tout cas un vaste mouvement du collectif au particulier…
RC : La question de l'intime est toujours en crise avec la question du collectif. J'adore l'expression film-fleuve : on a l'impression qu'on est balloté, que la fiction se construit très vite. Quand je parle de foisonnement de chaque scène, c'est ça : au fond, on est perturbé, parasité par l'histoire d'Act Up Paris. L'histoire de l'intime, de son rapport à la maladie, à la sexualité n'arrête pas de poindre dans le collectif. C'est dans ce ballottement aléatoire que va se créer une histoire d'amour hasardeuse, précaire. Ça se passait beaucoup à l'époque.

Cela a à voir avec l'urgence ?
RC : Oui. En réalité, on vit toutes les histoires un peu comme ça. Je n'ai pas de recul par rapport à ça parce que je les ai toujours vécues comme ça. Nathan et Sean créent quelque chose — mais sait-on jamais ce qu'on a créé dans un couple ? Là, c'est de l'urgence, du soin.
Act Up Paris arrive à un moment où les gens ont décidé d'interpréter l'épidémie, de ne plus en être les victimes. La notion de victime était horripilante pour eux : on était malade mais pas victime.

Vous faisiez partie d'Act Up Paris. À quel point vos souvenirs ont-ils irrigué ce film ?
RC : C'est quasiment un film proustien : je suis parti de mes souvenirs sans même aller vérifier les documents de l'époque pour voir si j'avais raison… ou pas. Certaines scènes partent d'un pur plaisir ou désir d'évocation : la distribution de capotes dans les lycées, la venue de représentants d'un labo lors d'une AG, le fait de rhabiller le corps d'un copain mort avec sa mère… Pour d'autres, je suis allé voir des documents.

À l'intérieur d'Act Up Paris, on se trompait sans doute sur des questions de traitements. On n'était pas sûr, on pouvait dire des bêtises. Mais j'ai gardé ce point de vue de militant de base ; je n'ai pas tenu à aller m'assurer des chiffres. Nous mêmes on trichait sur les chiffres : on trouvait que le nombre de séropo (et je le pense encore aujourd'hui) était sous-estimé. Cette incertitude, j'ai pas besoin de la valider. Elle est au bénéfice d'Act Up Paris. Ça en dit long sur la liberté de parole à l'intérieur du groupe, de montrer les crises qui le parcourent.

Un aspect demeure flou : la question du financement de l'association…
RC : On était très pauvres ! D'abord, il y avait une quête — je l'ai pas mise dans le film, je m'en suis voulu — et la vente de boissons pendant les réunions. Et la vente de t-shirts. Agnès B en avait fait, à une époque où on était assez infréquentables (ce qui est audacieux), ils ont rapporté beaucoup d'argent. Gaultier en a aussi fait ; après il y aura des t-shirts genre Louise Attaque. On était aussi financés par Apple, qui nous avait donné trois ou quatre ordinateurs.

Pierre Bergé a mis de l'argent vers 1995, et puis il y a eu cette brouille autour du Sidaction et ça a été plus compliqué. Plus tard, quand il y a eu les tri-thérapies, on a accepté de l'argent des laboratoires pour financer un document qui recensait tous les essais thérapeutiques qui avaient lieu en France. C'était un truc énorme : les gens savait où l'on traitait telle ou telle maladie opportuniste.

On avait très peu d'argent. Ce qu'on pouvait faire au mieux à l'époque, c'était des banderoles. La salle de réunion nous était offerte gracieusement par des gens qui considéraient que notre combat était important. Les capotes et les gels étaient fournis par Aides. Peut-être que maintenant ils feraient tout payer (rires).


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