Transhumains, trop humains

En cette rentrée, l'Américain Don DeLillo et le Français Pierre Ducrozet, tous deux invités à Lyon cette semaine, publient Zero K et L'invention des corps, deux romans dont le point commun en plus d'être très remarqués et très commentés, est d'être traversés à des degrés divers par le concept de transhumanisme et ce vieux rêve éternel qu'est la quête de l'immortalité par l'invention de l'homme augmenté.


La toute-puissance. Parker Hayes en est habité. Ce magnat de la Silicon Valley qui « fabrique un monde meilleur », « change la vie » en nouant des câbles et reliant les gens entre eux via Internet et des applis de smartphone, voudrait bien changer la sienne. Reproduire ses cellules souches, remplacer peu à peu tous ses organes vieillissants par des neufs. Mais seul, il ne peut pas grand chose.

C'est ainsi qu'il va être en but à une biologiste française, Adèle, et à Alvaro, Anonymous parmi d'autres dont il n'aura que faire des compétences informatiques mais dont il fera son cobaye. Cette mécanique bien huilée que le Californien croit pouvoir maîtriser ne s'avère pas aussi fluide qu'envisagé. Dès le départ, s'il avait lu ce livre, le quatrième roman que Pierre Ducrozet publie en sept ans, Parker aurait entraperçu que tout ne va pas si bien en ce bas monde et que le XXIe régurgite violemment ceux qui ne marchent pas droit. L'auteur ouvre en effet son récit de façon brutale sur "l'enlèvement d'Iguala", qui aboutit, en 2014, à l'assassinat par des mafieux et par l'administration d'une trentaine d'étudiants venus précisément manifester contre les mensonges de l'État mexicain.

Le réel est une fiction

Fidèle à ses précédents ouvrages et surtout à lui-même, Ducrozet enjambe les continents et les époques à une vitesse étourdissante sans jamais que ce ne soit superflu, faisant un détour hautement détaillé par des séquences du XXe siècle (Hiroshima où, au cœur du chaos, apparaît la constante régénération de corps et la vie, puis la vie de Werner Fehrenbach qui subodore une nouvelle forme de communication via des ordinateurs). Il relie avec dextérité ces faits éparpillés qui ne font qu'un, notre Histoire ; « le réel est une fiction comme une autre » écrit-il et nous d'y entendre un écho à Emmanuel Carrère.

Loin d'être une œuvre de geek, malgré une matière documentée impressionnante, L'Invention des corps est un roman profondément charnel où l'être humain, très loin des fantasmes de transhumanisme de Hayes, vieillit, aime, jouit, s'abîme, se cogne, exulte et ne craint pas la finitude. Il n'y a d'ailleurs ni chapitres ni parties mais quatre mouvements pour tenter de suivre l'éternelle cavale animale d'Alice et Alvaro, frère et sœur d'une certaine Lola Rouge et de Jean-Michel Basquiat, précédents compagnons de voyage d'un écrivain qui tisse lui aussi une toile de plus en plus solide.

Pierre Ducrozet, L'Invention des corps (Actes sud)
À la librairie Virevolte le jeudi 21 septembre à 19h


« Et jamais un homme ne pourra être plus terriblement mort que lorsque la mort même sera immortelle ».

Cette citation de Saint Augustin qui apparaît vers la fin de Zero K, pourrait en être le mantra. Zero K, c'est la température (-273, 15 ° C) à laquelle un corps peut être cryogénisé.

Nous sommes à Convergence : un complexe enterré au fin fond du Kazakhstan, presque tarkovskien, hors du monde et du temps, entre œuvre d'art contemporain et complexe scientifique, où une poignée de riches viennent se faire cryogéniser en vue d'un retour futur à la vie, sorte de pari Pascalien sur l'immortalité et le transhumanisme qui ne mange pas de pain, mais beaucoup de dollars et selon DeLillo, d'illusions. C'est le cas de Ross Lockhart, riche financier et généreux donateur, et de sa jeune femme, Artis. Elle est condamnée par la maladie, lui entend l'accompagner dans l'attente réfrigérée de l'immortalité.

C'est à travers les yeux et le récit du fils de Ross, Jeffrey, invité par son père à assister au départ d'Artis, que nous déambulons dans l'atmosphère glacée des couloirs de Convergence et les méandres métaphysiques new age de ceux qui les arpentent. De ces experts, scientifiques, ermites et de leurs discours, de leur nouvelle langue, DeLillo fait une magnifique matière littéraire dans laquelle il injecte la vanité nécessaire à sa remise en question.

Matérialisme du corps

Jeffrey est son vecteur littéraire : un personnage infiniment DeLillien, qui croit à la mort comme une fin, et à la vie comme une acceptation du présent, du quotidien sans autre aspiration, obsédé par la définition des choses et des mots, et rejetant en bloc, au contraire de son père, le matérialisme. Or dans la préservation du corps, il est plus question de cela que d'éternité de l'âme. C'est que ce père, qui ne s'est guère occupé de lui enfant et a oublié jusqu'au nom de sa première femme, feue la mère de Jeffrey, est aussi un paradoxe, une ironie : celle d'un homme qui a tant accumulé qu'il n'a plus que l'immortalité à s'offrir, se figurant une seconde vie quand il aurait oublié de vivre tout à fait la première.

« Jamais, je ne m'étais senti plus humain que lorsque ma mère gisait sur son lit, mourante. Ce n'était pas la fragilité d'un homme qu'on dit "trop humain" sujet à la faiblesse ou à la vulnérabilité. C'était un déferlement de tristesse et d'affliction qui me fit comprendre que j'étais un homme augmenté par le chagrin. »

confie Jeffrey. On comprend alors que pour DeLillo, l'homme augmenté est avant-tout celui qui accepte sa simple humanité, sans demander plus à l'existence. Celui qui accepte la finitude des choses sans vouloir la posséder, comme on voudrait « posséder la fin du monde. »

Une heure avec de Don DeLillo
À l'Institution des Chartreux le mercredi 20 septembre
Zero K (Actes Sud)


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