Une Biennale à quatre dimensions

Commissaire invitée de la Biennale 2017, Emma Lavigne a dessiné, pensé, écrit une poignante exposition collective internationale qui donne à l'évanescence et à l'absence toutes leurs capacités d'éveil des puissances poétiques du désir.


Emma Lavigne nous invite à commencer la Biennale par le Musée d'Art Contemporain (avant la Sucrière), c'est-à-dire à débuter par des œuvres de Marcel Duchamp, artiste clef de la bascule de l'art moderne à l'art contemporain. Toute sa biennale tisse ainsi de nombreux liens entre le moderne et le contemporain, le 20e siècle et le 21e siècle...
Mais, pour nous, la Biennale a commencé un petit peu plus loin, au premier étage du Musée d'Art Contemporain, avec une œuvre de Jochen Gerz (Vivre, 1974), artiste allemand né en 1940 à Berlin. Au fond d'une salle, on lit :

« À cet endroit, le même désarroi l'envahit de nouveau. Rien ne se passa. On aurait pu le prendre pour un spectateur, n'était le reste d'un frémissement intérieur : l'écho anticipé. » 

Pour atteindre cette inscription sur une cimaise, nous avons dû marcher sur (contribuer à effacer donc) le mot "vivre" tracé plusieurs fois à la craie sur le sol... La Biennale commence pour nous dans un frémissement et une hésitation : spectateur ou acteur, naissant ou disparaissant ? Sujet vivant et éphémère, qui a besoin du miroir-fenêtre de l'art pour vivre plus intensément, traverser les choses et rencontrer les autres...

« Souviens-toi de m'oublier »

Cette œuvre de Jochen Gerz, en plus de nous avoir beaucoup touché, nous paraît être très significative d'une Biennale tracée par Emma Lavigne d'une écriture "blanche", afin de saisir dans l'espace-temps d'une œuvre le devenir et sa durée, l'évanescence des images, la fragilité de la vie... Écriture fine et émouvante qui, à travers les créations de plus de soixante-dix artistes internationaux (vivants ou disparus), octroie une large place au vide, à l'absence, à la perte. Mais ces idées fondamentales et connues ne sont pas ici seulement montrées, mais données à vivre et à expérimenter, à traverser si l'on peut dire.
C'est dans la durée et l'ouverture mêmes des œuvres que le visiteur pourra sentir, penser, être affecté par elles (de leur naissance à leur disparition)... Il est même possible qu'après avoir vécu-vu-entendu les espaces creusés par Fontana dans ses toiles, les trouées entre des filaments de plastique brûlé d'Alberto Burri, les pages tournées par l'air du journal intime de Laurie Anderson, le vide gravé sur une grosse pierre par Georges Brecht, le son d'un silo soufflé par le dispositif de Susanna Fritscher, il est même possible donc que le visiteur ne se souvienne de rien. De rien de marquant, de rien de spectaculaire, de rien de boursouflé, grandiloquent, criant... La musique, un cri qui vient de l'intérieur chantait l'autre.

« Au-dessous c'est le vide... »

La musique et le son sont des éléments essentiels dans cette Biennale : une installation du compositeur américain David Tudor, un groupe rock éphémère créé par Ari Benjamin Meyeurs avec de jeunes étudiants qui se produit pendant la durée de l'exposition, ou encore le splendide cratère d'eau laiteuse ouvert par Doug Aitken dans un silo de la Sucrière et faisant entendre une "fontaine sonique" ! La musique est sans doute l'expression artistique qui fait le plus frissonner nos émotions, et l'art qui entremêle le mieux l'espace au temps. Insistons : en plus de la grande cohérence de son accrochage, Emma Lavigne (et les artistes !) réussit dans cette Biennale à faire que l'espace ne soit plus séparable du temps. Chaque œuvre est un pli d'espace-temps, tel l'immense drap blanc vibrant au rez-de-chaussée de la Sucrière de Hans Haacke : figuration aussi simple que majestueuse du concept d'espace-temps d'Albert Einstein. Notons aussi, pour les plus critiques, que cet espace-temps n'est jamais clos esthétiquement sur lui-même, mais ouvert et hanté par le politique : les Forever Immigrant, tamponnés en nuées noires sur la façade extérieure et les murs intérieurs de la Sucrière, en font figure de rappel subtil et saisissant.

La mauvaise nouvelle de cette biennale c'est que, si l'œuvre d'art s'inscrit dans une durée et une matérialité propres, elle en devient aussi du coup mortelle. Elle ne fait plus monument mais flotte, s'évade, se transforme. Plus de jolis souvenirs d'exposition à en attendre donc, mais des traces fragiles et subjectives. En écrivant un texte impossible sous une pluie battante (Marcel Broodthaers), en projetant l'image de nuages blancs sur un fond blanc (Diana Thater), en inventant des espaces au-delà de la surface de la toile (Lucio Fontana), les artistes ouvrent le champ des possibles et du désir, mais ne le flèchent point ni ne le remplissent. On les en remercie.

14e Biennale d'Art Contemporain de Lyon, Mondes flottants
À La Sucrière et en divers lieux jusqu'au 7 janvier


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