Emmanuel Meirieu : « Donner des émotions fortes, c'est mon boulot »

Emmanuel Meirieu revient là où, il y a presque vingt ans, il dézinguait les contes avec Les Chimères amères. Des hommes en devenir lui ressemble : avec ce spectacle, il atteint l'acmé d'une émotion déjà largement contenue dans Mon traître, qui repasse aussi cette semaine.


Vous avez très peu monté de textes théâtraux. Pour Des hommes en devenir, il s'agit encore d'un roman. Qu'est-ce qui vous donné envie de faire du théâtre ?
Emmanuel Meirieu : C'est le vivant et l'humain. Ce sont les voix humaines. Le théâtre n'est que ça. Il n'y a pas ça au cinéma.

Vos références sont souvent cinématographiques : vous montez À tombeau ouvert, car vous avez vu le film de Scorsese, pas après la lecture du texte.
C'est vrai pour À tombeau ouvert, Birdy et De beaux lendemains. J'ai plus vu de films dans ma vie que de spectacles de théâtre, c'est certain, et les premières grandes émotions dans mon enfance viennent du cinéma.
Après, je fais tout sauf du cinéma au théâtre parce que je fais quelque chose d'impossible au cinéma : le personnage s'adresse directement au spectateur. Au cinéma, à part chez Godard ou Truffaut, ça n'existe pas. Au théâtre, il y a cette possibilité que le personnage vous parle à vous directement, vous regarde dans les yeux. Ce qui m'attire profondément est la présence physique du personnage d'une histoire. J'adore lire des beaux romans, voir des beaux films, mais là le personnage est au même endroit du monde, au même moment que moi, il respire le même air que moi, il est à quelques mètres, je peux le toucher si je veux. Il est présent physiquement. C'est irremplaçable.

Paradoxalement, c'est ce que ne permet pas le texte de théâtre car c'est un dialogue avec des protagonistes qui se regardent entre eux mais ne nous regardent pas non plus...
Il y a au théâtre le quatrième mur, ce mur invisible qui sépare le spectateur de l'acteur. Je ne crois jamais que ces gens qui se parlent entre eux ne savent pas que je suis là. Je n'arrive pas à accepter ça en tant que spectateur.

Sur Des hommes en devenir, il est question à nouveau de la perte, comme pour De Beaux lendemains ou Mon traître. On va au cœur du mal, mais ce n'est pas sombre. Il y a une lueur.
Si les spectateurs sortent en se disant que ce n'est pas la peine de se battre, j'ai raté mon spectacle. Ces textes sont des leçons de courage. Après, il y a la brutalité du monde mais tous mes personnages l'affrontent magnifiquement. J'ai besoin de modèles comme ça dans ma vie. J'espère que ces spectacles donnent du courage pour affronter la vie. La plupart des gens traversent ce que subissent les personnages de Des hommes en devenir (tomber malade, perdre son enfant...), la vie est faite de ça. Ce n'est pas particulièrement noir.

Non, mais vous gardez sciemment le plus dur : on ressent le pansement que l'infirmier enlève sur la peau d'une petite fille brûlée...
J'ai fait ma maîtrise d'Histoire sur le théâtre du grand-guignol (de rire et d'horreur de la Belle Époque), un théâtre de sensations fortes. Je suis très sensible à ça. C'est resté. Mais je ne mets plus d'hémoglobine sur mon plateau. Donner des émotions fortes, c'est mon boulot. Mais mettre un peu les doigts dans la plaie n'est jamais gratuit même si la frontière est mince, c'est sûr.
Je travaille sur de très grands auteurs. Machart a des strates et des niveaux de sens extraordinaires dans ses textes, sur lesquels j'ai travaillé deux ans. Tous ses personnages sont des grands brûlés de la vie. Il y a la valeur de la métaphore et puis la valeur très concrète. Une métaphore qui ne serait pas concrète n'est pas une bonne métaphore pour moi. Il y a une métaphore très concrète sur comment guérir ses plaies, comment on cicatrise. Je parle de cicatrisation tout le temps, au sens souvent affectif, spirituel. Là, j'en parle concrètement. Et une brûlure est ce qu'il y a de plus difficile à cicatriser.
Ce personnage porte tout mon thème avec cette petite fille qui est chez les grands brûlés, un scandale absolu. C'est le point de vue de celui qui essaye de la soigner. Comment il peut encaisser, vivre avec cette douleur, l'impuissance à calmer ; il faut lui faire mal pour la guérir. Ce n'est pas juste dégueulasse ou violent, ça a un sens très profond. Si ça vous fait mal, c'est parce qu'au-delà de la sensation que le corps nous communique, ça résonne avec des choses très fortes. Comment on vit avec la douleur des autres ? Il ne faut jamais aller au point de rupture avec le spectateur.

Des hommes en devenir
Au théâtre de la Croix-Rousse du mardi 10 au samedi 14 octobre

Mon traître
​A
u Radiant le jeudi 5 octobre

Entretien à retrouver en intégralité sur www.petit-bulletin.fr/lyon


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