Élisabeth Roudinesco : « Freud était un grand romantique »

Historienne de la psychanalyse, Élisabeth Roudinesco voyage librement, dans son dernier livre, à travers le temps, l'espace et les thématiques les plus inattendues ayant trait à la psychanalyse. Elle vient à la Villa Gillet présenter son savoureux Dictionnaire amoureux de la psychanalyse.


Êtes-vous amoureuse de la psychanalyse ?
Élisabeth Roudinesco : Je ne défends pas la psychanalyse avec un grand P, mais j'enseigne l'histoire de la psychanalyse en me situant un peu en dehors d'elle, et je défends ses différentes dimensions culturelles, scientifiques, internationales, la grande richesse d'une discipline qui a toujours été un peu en marge des autres...
Pour ce livre, ce qui m'a intéressée, c'est non pas d'être amoureuse de la psychanalyse, mais d'écrire un "dictionnaire amoureux de la psychanalyse", c'est-à-dire une sorte de contre-dictionnaire, pensé comme une leçon de choses avec des listes et des entrées par des personnages de romans, des villes, des cinéastes...

Comme un exercice de style alors ?
Oui, j'adore les exercices formels et je me suis pliée avec plaisir aux contraintes du dictionnaire amoureux de l'éditeur : écrire à la première personne, abandonner l'approche conceptuelle propre aux dictionnaires scientifiques (chose que j'ai réalisée auparavant avec Michel Plon). C'est une sorte de voyage, de principe associatif, mais, quelles que soient les entrées choisies (Philip Roth, Bardamu, Sherlock Holmes, Hollywood...), elles ont toujours un lien avec la psychanalyse. Ce dictionnaire est aussi une géopolitique de la psychanalyse (avec beaucoup de villes : Rome, Londres, Berlin...), discipline éminemment urbaine et mondialisée. Il y a encore beaucoup de listes : celle de maximes de Jacques Lacan par exemple, celle des « injures, outrances et calomnies » (dont certaines me sont adressées) contre la psychanalyse où je tente de faire entendre la violence de ces attaques...

La psychanalyse étant aujourd'hui pour le moins critiquée et controversée ?
Oui, les psychanalystes paraissent maintenant coincés entre des attaques extérieures (celles notamment de la psychiatrie biologique qui occupe tout le terrain ou presque) et des querelles de chapelles. Le public, lui, se dirige de plus en plus vers des approches du type développement personnel, bien-être... Dans l'entrée "Résistance", j'ai souligné la résistance de certains psychanalystes à la psychanalyse elle-même. Aux attaques extérieures, on réagit par des propos néo-réactionnaires (sur le mariage gay, les mœurs contemporaines...) et une résistance corporative. Freud était un conservateur éclairé, mais il n'a jamais été dans le camp réactionnaire. La psychanalyse est fondamentalement liée à l'idée de progrès.

Revenons à l'amour et à Freud chez qui cette notion apparaît peu, ou bien comme illusion, masque posé sur des désirs moins avouables ?
Oui, il n'y a pas de concept d'amour chez Freud, mais une conception de l'amour en termes cliniques de psychopathologie de la passion. Mais dans sa propre existence, l'amour joue au contraire un rôle considérable ! Freud est un grand romantique (il vient du romantisme allemand, avec son côté sombre aussi), et cela transparaît beaucoup dans sa correspondance : avec sa fiancée Martha, avec sa belle-sœur Minna, avec Lou Andreas-Salomé, et même dans sa correspondance avec ses disciples, avec Sandor Ferenczi tout particulièrement... Freud a eu peu de pratiques sexuelles, mais l'amour joue un rôle considérable dans sa vie et sa correspondance.
Dans mon entrée sur l'amour qui ouvre le dictionnaire, je parle aussi de la grande correspondance amoureuse de Louis Althusser avec Franca Madonia, et de Lacan qui, sur ce plan-là, est passé directement du 18e siècle au 20e siècle : il a été marqué par les libertins, ou encore par l'amour courtois et la mystique.

Aujourd'hui, l'amour, dit-on, serait supplanté par le narcissisme ?
Le narcissisme contemporain est une évidence. Dans les années 1960-70, il y a eu une libération sexuelle, et, depuis, le sujet s'est comme reporté sur le narcissisme et des conflits narcissiques (alors qu'auparavant, les conflits avaient trait aux interdits sexuels, aux désirs de l'autre...). Ce sont des psychanalystes américains (Heinz Kohut notamment) qui, les premiers, ont repéré ce phénomène dans les années 1970 : en l'absence de frustrations sexuelles, avec la diminution des interdits, la psychopathologie se manifeste par des replis sur soi, des pathologies narcissiques... Pour autant, il serait stupide de regretter les interdits d'antan et de donner, comme certains psychanalystes le font, dans le néo-conservatisme.

Élisabeth Roudinesco, Dictionnaire amoureux de la psychanalyse (Plon-Seuil)
À la Villa Gillet le mercredi 18 octobre à 19h30


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