L'infinie densité de la 5e édition de Sens interdits

Comment ça commence ? Comment ça finit ? Magistralement. Sens interdits, 5e du nom, a été plus qu'à la hauteur de l'urgence et la nécessité qui le sous-tendait. Ce festival international de théâtre, en faisant place autant à des troupes de non-professionnels qu'au savoir-faire et aux propos cinglants de Matthias Langhoff et Tatiana Frolova a démontré que sur les planches se dessine un regard sur le monde sans concession, qui fait tant défaut dans une société anormalement tiède et affadie.


Si les discours politiques n'ont plus de sens depuis longtemps déjà, si les « en même temps » d'un président français tenant d'une ligne droite de plus en plus marquée – économiquement au moins - n'étaient pas si tragiques, si les mots ne s'annulaient pas tant les uns les autres (une autonomie retirée par ici, une indépendance proclamée par là) alors peut-être que le théâtre pourrait se contenter de nous conter encore les fables – pourtant hautement dérangeantes en leur temps – de Tchekhov ou Ibsen. Oui mais voilà, ce n'est pas le cas.

Alors Tatiana Frolova, qui s'est pris les pieds dans le tapis de Dostoïevski il y a deux ans (Le Songe), a recréé son petit laboratoire dans son village de Sibérie. Des caméras, de vieilles photos, une paire de ciseaux, un peu de terre, « celle qu'[on] a biné, sarclé... la patrie. » Et voilà qu'elle et ses comparses dressent l'histoire du XXe siècle avec une application qui n'a d'égale que le caractère personnel qu'elle confère à ces événements célèbres dont elle aligne à la craie sur un tableau noir le nombre de victimes. Lénine, Staline – et ce Nuremberg que l'URSS n'aura pas su faire en 1956 – puis ses successeurs jusqu'à la Perestroïka de Gorbatchev, la seule enclave « heureuse » avant le retour d'Eltsine et du « tchekiste nouvelle version » Poutine. Ils sont tous là. Cette litanie de l'homme asservissant a traversé toute la vie de Frolova et ses ancêtres. Elle a fait de sa famille le fil sensible pour parcourir un siècle de dictature. Sans moraliser, ou même renvoyer dos à dos tel ou tel, elle dresse le portrait d'un pays malade de ses dirigeants, celui d'aujourd'hui n'étant évidemment pas moins nocif que ceux qui ont tenté la révolution. Frolova, par son abnégation et sa rigueur sans faille, invente un théâtre radical, incorruptible tout en étant constamment incarné. Absolument remarquable.

La vitalité de Langhoff

À l'autre bout du festival, un sage (par sa stature et son parcours – directeur de la Volksbühne de Berlin ou de Vidy Lausanne...) agité (il n'a jamais cédé aux sirènes d'un académisme moisi ou d'une bienséance qui réchauffe les mains de ceux qui ne visent que le pouvoir) : Matthias Langhoff. En remontant 28 ans après sa création en Allemagne, le texte d'Heiner Müller, La Mission, avec une équipe de comédiens de Bolivie, il a éclaboussé la salle des Célestins - une des plus belles où il lui ait été donné de jouer, a-t-il confié – de son intelligence, de son intransigeance et de sa modernité.

Outre le texte de Müller (des émissaires envoyés en Jamaïque par la France post-révolutionnaire pour fomenter le soulèvement des esclaves avorté par l'arrivée au pouvoir de Napoléon), il y a adjoint un magnifique poème de Brecht datant de 1919 à propos d'un cheval dévoré par l'Homme, des écrits amérindiens et des images de bêtes, de clip latino avec bimbo, de l'Homme d'hier travaillant d'arrache-pied ou d'aujourd'hui errant dans Paris, le nez dans la poubelle pour seul salut. Cette violence inouïe du monde, il la met en mouvement en permanence sur un plateau incliné et volontairement casse-gueule, avec des comédiens constamment en jeu pour endosser les vêtements de leurs personnages en équilibre précaire. Car non, l'arrivée du capitalisme n'a libéré d'aucune emprise. Trahir, être fidèle, louvoyer... toutes les attitudes sont auscultées et chacun cherche une issue, collective ou non.

Langhoff ne croit qu'en l'aventure d'équipe et celle qu'il mène avec des Boliviens ressemble à celles qu'il a mené dans une Allemagne coupée puis réunifiée : ces moments de l'Histoire où la terre bouge. Celle d'Evo Morales aussi aujourd'hui. Mëme si les comédiens refusent de l'idéaliser, il a transformé le pays reconnaissent-ils volontiers en descendant de scène. Cette curiosité d'aller voir ailleurs, de faire confiance à cette équipe en dit long sur la jeunesse de Langhoff, 76 ans au compteur pourtant. Klee, Anna Seghers sont cités, montrés, Godard et son Adieu au langage nous revient en tête. Il y a parfois, comme chez le cinéaste, une opacité à traverser sans que pour autant, la fulgurance et l'intelligence se soient amoindries. Voilà du théâtre qui nous grandit.

Témoins

Il y a eu aussi au cours de ce festival des pièces plus modestes qui nous ont informé de situations contemporaines réelles. Comment un village des Pyrénées orientales a accueilli une famille de Syriens (Hospitalité de Massimo Furlan), comment des femmes de ménage des pays d'Albanie, Bulgarie, Moldavie trouvent un second souffle dans une Grèce pourtant asphyxiée (Clean city, trop illustratif et trop peu dense en matière de jeu, offrant parfois un fascicule pour débutant concernant la crise) ou comment la France traite ses prisonniers (Une longue peine). Dans cette dernière pièce mise en scène par Didier Ruiz, ce sont ceux qui ont purgé vingt ou trente ans de prison pour braquages et récidives qui témoignent face au public, presque les yeux dans les yeux. Ils disent la folie qui les a guetté, les entraves à toute tentative de s'élever au dessus de leur condition et aussi le poids de leur casier judiciaire à leur sortie, quand bien même ils auraient validé envers et contre tout un examen universitaire.
Sans jamais chercher à excuser les délits, sans nous appesantir sur les enfances rudes de ces "gens", Ruiz les fait évoluer sur un fil délicat, celui du simple récit sans autre ambition que dire une réalité personnelle, qui en aucun cas ne se confond avec une étude sociologique sur le milieu carcéral. Il en émerge une colère infinie, celle que chacun d'eux contenait avant d'aller derrière les barreaux, qui les y a mené et qui ne s'est pas tarie à la sortie. C'est une force. La leur qu'ils nous transmettent avec une rigueur désarmante. Et pour tout dire bouleversante.

Dans la rue, Garniouze a la même rage. Il l'incarne dans des milieux ouverts à tous les vents avec quelques accessoires et en donnant vie aux égarés d'Enzo Cormann, des ouvriers victimes du rouleau-compresseur capitaliste, Je m'appelle. C'est peu dire que l'on a envie de voir et revoir ce comédien, peut-être précisément dans un théâtre où lil ne garderait que son essence, se défaisant d'un atour bateleur, qu'il maîtrise cependant parfaitement.

Balbutiements et promesses

Et il y a eu ces spectacles de bribes, pas tout a fait menés à bien mais avec des promesses. La fragilité de Wael Ali et Chrystèle Kohdr pour le bien bien-nommé Titre provisoire. En déroulant le contenu du message d'un exilé libanais en Suède dans les années 70, les deux complices interrogent les traces de ceux qui fuient et plus globalement le commencement, d'un spectacle, d'un départ... En suspension aussi se trouve Body/Waiting de l'Irakien Mokhallad Rasem qui joue de l'attente, de ce que cela recouvre de banalité et d'angoisse. Les Colombiens du Teatro Mapa et ceux de Fabio Rubiano ont fait ressurgir leurs fantômes. De façon très parcellaire et un peu frustrante pour les premiers qui, dans une scénographie riche, ont visité les forêts denses des FARC. Et de façon infiniment théâtrale lorgnant même vers les télé novelas comme les Sud-américains savent si bien le faire (cf. notamment Claudio Tolcahir). Labio de liebre est à cet égard une farce triste, survoltée, peu explicite (le récit est alambiqué) mais très directe (sur le plateau, tout est imagé) sur ce qu'est le remord des bourreaux embarqués dans une guerre civile. Cette question du pardon était au cœur aussi d'un récit inouï relatif au génocide du Rwanda, We call it love. Mais probablement que l'immense talent de conteuse et de comédienne de Carole Karemera aurait suffit à donner la pleine puissance de cette histoire – les déplacements, les quelques effets de mise en scène et en musique encombrant le propos si puissant de ce fait réel (une mère adoptant le jeune homme coupable de la mort de son fils unique).

Sens interdits a mêlé petites et grandes histoires pour la cinquième fois. Malgré la fragilité financière, le manque de soutien solide (jusqu'à quand ?) des tutelles publiques, durant dix jours, au cours de 21 spectacles, une carte du monde et des opprimés s'est dessinée avec générosité et rigueur. Joie même parfois comme celle qui traverse le très délicat Je n'ai pas honte de mon passé communiste de Sanja Mitrovic. Le bourbier yougoslave, les évocations furtives de la bataille de la Neretva qui fit la gloire de Tito apparaissent au détour d'un cinéma de Belgrade.

Puisqu'il n'est pas d'Homme providentiel, alors le théâtre s'est appliqué à donner la place à chacun avec un discours politique raide et une esthétique qui n'a rien de superflue. Le festival ne pouvait pas mieux se conclure qu'avec une troupe bolivienne dirigée par Matthias Langhoff - ici présent, excusez du peu - qui a laissé plus qu'émue cette femme du bout du monde qui n'était pas sûre de pouvoir rentrer à nouveau en Russie tant elle se dresse face à cette autocratie, Tatiana Frolova.


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