Un plat qui se mange froid

Furieusement grinçant, emportant les conventions familiales et l'amour de la patrie dans un même élan, Déjeuner chez Wittgenstein est une œuvre majeure de Thomas Bernhard. Aurélie Pitrat nous propose de passer à table. Prenez place !


Il faut arpenter Vienne, s'extirper d'un centre bien sage pour aller grimper sur la colline viticole du Grinzing. Et tenter de trouver la tombe de Thomas Bernhard. Car si Google Map la localise immédiatement, dans ce petit cimetière, il n'y a aucune indication, alors que sont listées les figures nationales (inconnues des Européens) reposant ici. Vertige. Le plus célèbre des Autrichiens est planqué. La nation n'est pas reconnaissante. Et pour cause : le dramaturge décédé en 1989 n'a pas épargné ses compatriotes, tant la sphère privée que publique.

Déjeuner chez Wittgenstein (1984) ne fait pas exception à cette règle. C'est même un sommet du genre. Deux sœurs attendent le retour de leur frère interné à l'hôpital. Si l'une se moque de le retrouver, feuilletant à bout de nerfs le journal où figure cette étrange injonction à la « réalisation de soi », l'autre a tout fait pour le sortir de là et recréer cette famille en deuil de parents récemment disparus. Bien sûr, il n'y aura pas de récompense à ce dévouement qui ne dit rien d'un supposé amour filial mais tout d'individus en charpie se débattant comme ils peuvent avec leurs névroses.

« Ne devrait-on pas se suicider ? »

Puisque Thomas Bernhard situe sa pièce autour d'un repas, le trio convie une trentaine de spectateurs à une immense table et oublie à bon escient les fioritures inutiles d'une vieille demeure (les portraits peints des aïeuls ne sont que carton). Le repas sera servi à tous et, au gré des distributions d'assiettes et de nourriture, Aurélie Pitrat et sa partenaire Marie-Pierre Nouveau, furètent entre nous, laissant poindre le malaise de façon palpable. Cette proximité permet notamment d'apprécier l'incroyable bouillonnement intérieur d'Aurélie Pitrat lorsqu'elle reçoit le rejet de ce frère éructant à l'autre bout de la table. Toute la dialectique violente de Bernhard est ingurgitée par la comédienne et passe par le corps.

Ancienne de l'association nÖjd, passée par le compagnonnage du NTH8, elle avait déjà porté à bout de bras un texte d'Howard Barker, Innocence il y quatre ans, présenté dans la petite salle des Célestins et que le Britannique avait lui-même mis en scène. La revoici dans ce projet plus modeste, mais d'une force au moins égale. Et ce n'est pas le moindre des paradoxes que d'être si attentive à l'art théâtral pour faire résonner que, aux yeux des parents de cette fratrie, « la haine du théâtre [était] la plus forte de toutes ». Si l'équipe de cette création a largement taillé dans ce texte qui peut durer trois heures sur le plateau de Krystian Lupa (contre 1h15 ici), elle conclue par ce constat sans appel « venir en aide aux jeunes artistes, c'est les détruire ». Que cela au moins se fasse avec réjouissance !

Déjeuner chez Wittgenstein
À l'Élysée jusqu'au 1er décembre


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