Frères sorcières au pays des matins calmes

En renouant avec Antoine Volodine, la compagnie Haut & Court prolonge un travail de fidèle compagnonnage et montre, par ce spectacle sombre, exigeant, son plus abouti peut-être, que les univers hors sol de chacun s'accordent idéalement.


C'est un théâtre de sensations, onirique et d'une noirceur absolue qui curieusement ne suscite pas vraiment d'émotions sinon celle d'une langueur de plus en plus formalisée. Dans un décor imposant, délimité par une succession de cadres de scène qui dessinent une très grande profondeur de champ, Joris Mathieu et son scénographe Nicolas Boudier déploient leur théâtre optique et jouent des apparitions au lointain comme au devant du plateau. Rien n'est inscrit dans le temps ou l'espace de façon ferme. Un homme vit et disparaît au gré de ses envies depuis des dizaines de siècles. Vorace, il fait de l'Autre sa chose, la possède sexuellement. Il s'agit parfois de sa fille, Amandine Ondylone (quel nom !) dont il fait une « momie ». Elle-même trimballe ses enfants, les leurs, poupées de chiffons inanimées.

L'inertie dont l'un des personnages se dit « maître » est l'une des lames de fond de ce spectacle et de cette écriture. Sur une échelle de temps immense, les êtres se confrontent indéfiniment à eux-mêmes, semblent être leurs propres proies. Et le constat est le même hors de la sphère intime. Dans les très rares moments qui font sourire, il est, dans Frères sorcières, question de révolution. Car, comme il est dit d'emblée dans un texte qui se boucle à la fin « petite sœur, votre erreur a été de manœuvrer pour que le capitalisme fut établi ou rétabli dans ce monde noir. » Mais tout est vain. Tout ne fait que passer et se noyer. Et pire : recommencer.

Sur la corde raide

La scénographie ne dit pas autre chose : sur des rails, une voiturette échappée d'un train fantôme, une baignoire / barque de migrants parcourent continuellement le plateau avec lenteur ; un personnage se confond avec le décor et nous parle des profondeurs. Au loin, un ballet de marionnettes dans la pénombre évoquent les amours incestueuses.

Joris Mathieu manie la création d'images impeccables qu'il mêle à un récit nettement plus touffu que lors de ses créations précédentes. Ainsi, il parvient à trouver un équilibre qui évite de faire primer un concept sur sa transmission comme pour Hikikomori où il ne faisait que subodorer un thème passionnant (l'enfermement de l'enfant) dans un écrin technologique (hologramme, casque...) un peu vain, et de fait, ennuyeux. Par ailleurs, s'ajoute ici un travail remarquable sur le son où là encore se juxtaposent des effets presque irritants de grincements, d'autres plus inquiétants de grondements constamment en adéquation avec le maelström des sentiments humains, entre soumission et amorce de révolte. Les sujets ancestraux et à la fois infiniment actuels du rapport à l'étranger, à sa chair et à la société constellent ce spectacle raide et complètement cohérent. Un frère (sorcière) peut-être de Bashung et Jean Fauque version Fantaisie militaire, « des nuits sans voir le jour / à se tenir en joue / des mois à s'épier / passés à tenter / de s'endormir hanté / ne plus savoir ».

Frères sorcières
Au TNG jusqu'au 20 janvier


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