La force politique de la danse de Maguy Marin

Immense danseuse et chorégraphe multi-primée, cette enfant d'exilés du franquisme n'a de cesse de mettre son art au service de la résistance à la violence du monde. Via sa dernière création Deux mille dix sept et la transmission d'une de ses œuvres phare à de jeunes artistes, May B,  Maguy Marin est très présente dans les prochaines semaines. Et c'est une chance.


Qu'est-ce qui vous pousse à vous remettre au travail et faire une nouvelle création comme Deux mille dix sept, dont la première a eu lieu en octobre à Vandœuvre-les-Nancy ?

Maguy Marin : L'état social est assez catastrophique, de plus en plus de gens tentent de survivre, prennent des bateaux pour vivre. Cette situation n'arrête pas de cogner. Et quand je me suis remise au travail, je me suis dit qu'il fallait essayer de se donner du courage. Mon principal objectif est de renvoyer cette violence puisque on a l'impression qu'on est comme abasourdi, assez impuissants devant ce qui se passe, il n'y a pas de mobilisation suffisante. Des gens se battent bien sûr par groupes, associations, il y a parfois des manifs mais au fond on devrait tous se lever et agir.

La danse, c'est votre façon de vous lever ?

Oui mais c'est bien insuffisant. C'est mon territoire de travail disons ; c'est l'axe que je suis donc c'est à partir de là que j'essaye d'agir.

Vous avez beaucoup lu pour créer ce spectacle, le travail a été long, depuis décembre 2016. Vous avez lu des économistes comme Frédéric Lordon ou aussi le Code du travail, écouté les cours de biopolitique de Foucault. Qu'est-ce qu'il en reste ? Que va-t-on voir sur le plateau ?

Les lectures nous ont (mon équipe et moi) amenés sur les faits mêmes, sur le processus d'élaboration d'une politique économique est sociale construite pour un petit nombre en en laissant un grand nombre sur le trottoir. Les spectateurs vont voir l'expression d'une grosse colère, une espèce de rage envers ce qui nous est fait et envers nous-mêmes car on ne peut pas dire qu'on ignore les choses, elles ne sont pas cachées et on ne se bouge pas plus que ça.

Est-ce que vos danseurs ont un rôle attribué ou est-ce vraiment une masse, un collectif comme dans BiT ? Ils évoluent dans une scénographie très contraignante, entravante.

Non il n'y a pas de personnification sauf à quelques moments. Mais c'est traité en fonction d'un groupe social.

Il y a dix ans vous disiez que ce qui vous intéressait était comme « comment on vit ensemble, comment on se parle ». Est-ce que maintenant, avec le recul, vous pouvez dire que c'est ce fil-là qui traverse votre parcours, comme si vous creusiez toujours toujours le même sillon ?

Oui tout à fait, j'ai vraiment l'impression que je prends la même chose par différents angles, que je gravis la même montagne par différents endroits.

C'est aussi une forme de fidélité à votre enfance, à vos parents qui ont fui le franquisme ?

Bien sûr. On est marqué par ces choses-là quoi qu'on dise. Je suis née en France mais l'exil de mes parents et leurs luttes politiques et sociales m'ont bercées. Je vis avec ça tout le temps. Et quand je vois que ça se répète pour d'autres, à d'autres endroits encore et encore... Comment est-ce possible que ça se reproduise sans arrêt avec plus ou moins de violence affichée mais une violence quand même. Elle est acidulée par des propos qui font croire qu'on s'occupe des gens mais on ne s'occupe pas des gens.

Vous parlez d'une société glissante sans opposition, qu'on ne peut pas vraiment combattre. C'est ça le fait le plus marquant actuellement ?

J'ai l'impression que ça fait longtemps que c'est comme ça. Et tout doucement. Ça a glissé depuis 30 ans. Le néo libéralisme a séparé le collectif, les luttes au profit de l'individu. On voit bien ce qui se passe avec le code du travail. Tout ce qui s'est passé après-guerre, les luttes syndicales... Ça s'est doucement transformé, généralement mais pour ceux qui le subissent c'est vraiment très violent. On a défait ces luttes et on se doit de les reconstruire ne serait-ce que continuer ce que les autres ont fait avant nous.

Et pour vous, ça passe par le corps. Néanmoins, il y a bien souvent des mots, des phrases dans vos créations. Est-ce encore le cas là ?

Non. Quand on avait fait Umwelt, on était parti beaucoup de textes (philosophie de Spinoza, Deleuze...) et pourtant on est resté sans voix in fine. C'est un peu le cas de Deux mille dix sept qui est une pièce visuelle, qui travaille avec des images, pas avec du texte. Il y a parfois un petit texte enregistré mais qui fait parti de la bande-son. Quand on prépare une création, on va, on vient, on doute, on tâtonne et à la fin la pièce est ce qu'elle est. Peut-être que je regrette que certaines choses que j'avais en tête au moment où j'étais dans le processus ne soient pas là mais, à un moment donné, la pièce prend le dessus. Elle appelle un texte ou elle appelle pas. Cette fois-ci elle n'en a pas appelé.

On devrait tous se lever et agir.

Avez-vous l'impression qu'en dehors de votre travail, la danse reste une discipline de résistance ou s'est-elle trop institutionnalisée ?

La danse a une capacité de toucher, d'affecter les gens peut-être encore plus que les mots, surtout à l'international. Même en France, il y a des gens à qui ça fait peur le travail de texte. Je m'y suis trouvé confrontée quand j'avais des pièces avec plus de texte comme Description d'un combat ou même Turba. C'était de la poésie mais y'avait beaucoup de réticence de la part du public. Les images jouent un rôle très important qui peuvent affecter tout le monde, ceux qui n'ont pas le vocabulaire de la poésie. Oui la danse a vraiment cette capacité. Après la danse c'est comme tout, le théâtre, la peinture. Il y a de tout. Il y a aussi de la danse très esthétisante, divertissante et c'est sûr que je me situe pas du tout à cet endroit-là.

Cette volonté d'avoir un lieu qui ne soit pas un CCN est venue comment ? Qu'est-ce que Ramdam pour vous ?

C'est une menuiserie que j'ai acheté en 1996. En 97, on a ouvert le lieu, fondé un collectif. C'est un lieu qui privilégie les accueils en résidence d'artistes et met à disposition des locaux pour que les gens travaillent. Mais j'ai ensuite été à la tête du CCN de Rillieux donc en fait je n'y suis vraiment venue qu'en 2015. L'accueil est très important. Il ne faut pas rester isoler, faire que les gens se croisent de différents disciplines artistiques, que des réflexions soient mises en commun. A ma compagnie se sont greffés trois autres artistes partenaires : la compagnie Zélid (Florence Girardon), la compagnie Parc (Pierre Pontvianne) et Katet (David Mambouch).On se prête nos équipes. On fait une résistance à la solitude qui nous est imposée parla façon dont la culture fonctionne aujourd'hui.

La transmission est un autre de vos engagements. Pour la première fois, vous transmettez une de vos pièces à une école supérieure, May B, aux étudiants du CNSMD de Lyon. Pourquoi ?

Cette pièce a traversé 35 ans, plus de 90 danseurs l'ont dansé dont des jeunes, moins jeunes, expérimenté ou non. Il y a eu un brassage de différents parcours. Et, en 2016, on a eu une demande pour les "talents ADAMI". On a accueilli cinq jeunes à qui on a passé la pièce et qui ont tourné avec cinq danseurs de la compagnie. C'est peut-être cela qui a donné l'envie au CNSMD de la présenter en fin d'année. Nous, c'est ce rapport-là générationnel entre interprètes qui nous a donné envie de transmettre. May B est un vrai établi de travail qui offre des outils à de jeunes danseurs. Par ailleurs, la pièce est transmise aux élèves de l'école de Rio de Lia Rodrigues, qui était dans la création de May B en 1981.

 Je gravis la même montagne par différents endroits.

Y'a-t-il, en transmettant des pièces à la jeune génération, la volonté pour vous de contrer l'éphémère de votre art, de faire vivre une œuvre ?

La pérennité des œuvres ne m'intéresse pas trop. Ce qui par contre m'intéresse c'est la transmission. Peut-être que quand on avait 30 ans, on ne le pensait pas de la même façon. Les personnes avec qui je travaille ont toutes plus de 45 ans. On ressent ce besoin de transmettre quelque chose. Le faire par la création n'est pas la même chose que par les ateliers que nous donnons beaucoup par ailleurs, notamment pour les bac danse car May B est au programme du bac danse. Il y a comme un désir de se servir du travail qu'on a pu faire pour en faire un levier de transmission, pour que ces jeunes danseurs soient plus libres, qu'ils aient confiance en eux, pour lutter contre ce qui est trop technique, trop formel. May B est une pièce que des gens très expérimentés peuvent danser mais aussi des gens qui ne le sont pas et ils peuvent progresser là-dedans, comprendre des choses.

C'est plus la façon dont chacun peut grandir avec une œuvre que l'œuvre elle-même qui semble compter pour vous, comme si l'art était moins important que la façon de le faire.

Tout a fait. Vous avez raison. Plus j'avance dans l'âge et plus je m'intéresse ce qui se passe humainement à travers ce travail d'art et comment on s'ouvre mutuellement les esprits, comment on se permet d'inventer des choses, comment on se fait confiance, qui n'est pas une confiance aveugle mais un esprit critique. Développer toutes ces choses-là me tient beaucoup plus à cœur que de faire une pièce ou de la réussir ou de garder quelque chose.

« Le rythme c'est politique, disiez vous dans la revue Théâtre Public qui vous consacre un passionnant numéro au trimestre dernier, car c'est ce qui fait commun ». Ça résume vos propos précédents ?

Ce qui est formidable avec le rythme c'est que déjà c'est un rapport à soi, son corps, l'espace. C'est un rapport à la détente et la tension. Beaucoup de gens, dont des danseurs, n'ont jamais appréhendé cette question-là. Qu'est-ce que ça veut dire être à son endroit, dans son centre, détendu ? Et qu'est-ce que ça veut dire se hisser à partir de ce centre pour s'activer à quelque chose ? Cette notion de travail individuel se coordonne ensuite avec les autres, ceux qui sont à côté. Quand est-ce qu'on suit quelque chose et quand est-ce qu'on s'y oppose ? Ce sont des choses très politiques je trouve.

Deux mille dix sept
À la Maison de la Danse les mardi 27 et mercredi 28 février

Intervention au colloque Les théâtres de Marx à l'ENS le jeudi 1er mars de 17h à 19h

May B par les danseurs de l'école brésilienne de Lia Rodrigues
À Ramdam les jeudi 29, vendredi 30 et samedi 31 mars

May B par le jeune ballet du CNSMD
À l'Amphithéâtre culture (Lyon 2 – Bron) le 15 mars et au théâtre de l'Astrée le 20 mars

Repères

1961 : Naissance à Toulouse

1970-74 : Élève à l'Ecole Mudra de Maurice Béjart

1981 : May B

1985 : Cendrillon (pour le Ballet de l'Opéra de Lyon)

1985-1998 : Dirige de CCN de Créteil

1989 : Groosland

1998-2011 : Dirige le CCN de Rillieux-la-Pape

2004 : Umwelt

2014 : BiT

2016 : Lion d'or à Venise pour l'ensemble de son œuvre

2017 : Deux mille dix sept


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