Everybody knows

Sous le délicieux présent, transperce le noir passé… Asghar Farhadi retourne ici le vers de Baudelaire dans ce thriller familial à l'heure espagnole, où autour de l'enlèvement d'une enfant se cristallisent mensonges, vengeances, illusions et envies. Un joyau sombre. Ouverture de Cannes 2018, en compétition.


Comme le mécanisme à retardement d'une machine infernale, une horloge que l'on suppose être celle d'une église égrène patiemment les secondes, jusqu'à l'instant fatidique où, l'heure sonnant, un formidable bourdonnement précipite l'envol d'oiseaux ayant trouvé refuge dans le beffroi. C'est peut dire que l'ouverture d'Everybody knows possède une forte dimension métaphorique ; sa puissance symbolique ne va cesser de s'affirmer. Installée au sommet de l'édifice central du village, façon nez au milieu de la figure, cette cloche est pareille à une vérité connue de tous, et cependant hors des regards. Elle propage sa sonorité dans les airs comme une rumeur impalpable, sans laisser de trace.

Battant à toute volée sur une campagne ibérique ensoleillée, telle une subliminale évocation de l'Hemingway période espagnol, cette cloche rappelle enfin de ne « jamais demander pour qui sonne le glas : il sonne pour [soi]. » Pour l'illusion du bonheur et de l'harmonie, également, dans laquelle baignent Laura et ses enfants, qui revient en Espagne pour assister au mariage de sa sœur. Et retrouver sa famille : d'anciens propriétaires terriens ayant cédé leur domaine viticole à Paco, l'ex de la belle. La fête sera de courte durée, gâchée par un drame : Irene, l'aînée de Laura, est enlevée et une forte rançon réclamée…

Esprit de clocher

« Tout le monde sait », annonce le titre… Dans le cinéma de Farhadi, le vérité est une clef, peut-être la clef fondamentale. Mais surtout un instrument à manipuler avec précaution pour tout être doué de conscience, c'est-à-dire d'un minimum de sensibilité morale. Dès lors qu'elle se fait jour chez un personnage — qu'il la découvre ou qu'elle lui soit annoncée — elle agit en révélateur corrosif, le rongeant obsessionnellement, attaquant le vernis social et mutilant ses relations de proximité. Ici, l'enlèvement de la petite Irene fait resurgir les jalousies mesquines et autres convoitises rurales recuites dans du mépris de classe, sur fond d'amours fanées. Un cataclysme souterrain circonscrit à un village.

Pour le spectateur également, cette vérité est une évidence soumise à sa vigilance : le moindre atome d'image chez Farhadi porte une pleine et entière signification, est parsemé des indices ouvrant sur la compréhension — davantage que sur la résolution — du drame à venir. Everybody Knows ne déroge pas à la règle ; et les drones utilisés pour le mariage offrent de surcroît un point de vue omniscient (une vision subjective du clocher, en somme) dont l'examen attentif mènera au dénouement — non, il ne s'agit pas d'un spoiler, car la vraie “clef“ est dissimulée dans les replis des images. De toutes façons, le film ne se borne pas au whodunit du kidnapping lequel, à dire vrai, tient davantage du mac guffin : l'intrigue explore avant tout une désagrégation psychologique et familiale, ainsi qu'une ou deux romances mélodramatiques collatérales, en évoquant au passage la situation des travailleurs immigrés, boucs émissaires privilégiés quand un problème survient.

De Woody à Farhadi

Sans chercher à comparer Farhadi et Allen — ce qui n'aurait aucun sens étant donné la dissemblance des thèmes de leurs films et de leurs inspirations respectives —, on ne peut s'empêcher de rapprocher Everybody knows de Vicky Cristina Barcelona (2008), ne serait-ce que parce qu'ils réunissent le même couple de comédiens et Cruz-Bardem et tournent en terres espagnoles. Mais quand le réalisateur américain demeure, avec ses protagonistes Vicky et Cristina, en position d'étranger dans une vision périphérique du pays où il fait escale, saturant son film de considérations folkloriques et de dégustations de crus, son homologue iranien s'inscrit plutôt dans le terroir, préfèrant montrer les gens qui fabriquent du vin. Moins touriste, Asghar “devient“ un pur cinéaste espagnol, c'est-à-dire d'imprégnation et de compréhension culturelles, de même qu'il était “devenu” un cinéaste totalement français en signant Le Passé (2013). Cela, sans pour autant renier son style, ni son esthétique persane si singulière : la lumière magnifie ses images, la photo flatte les visages et confère à cette tragédie de la dislocation une beauté plus terrible encore. 

Everybody knows de Asghar Farhadi avec Penélope Cruz, Javier Bardem, Ricardo Darín…


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