Ces Japonais qui ruent dans les marmites lyonnaises

Depuis une dizaine d'années, des cuisiniers nippons formés à la cuisine française s'installent à Lyon et décrochent les étoiles.


Si l'on en croit la rumeur culinaire et la presse spécialisée, le plus épatant des nouveaux restos lyonnais, cuvée 2018, se trouve du côté de la cathédrale Saint-Jean. La Sommelière est un micro-bistrot, douze places assises, où l'on sert un unique menu dégustation, en huit parties. On parle à son propos d'une grande « maîtrise », de « grâce » aussi, et de distinctions qui ne devraient pas tarder à pleuvoir. À sa tête on trouve deux jeunes gens. L'une, côté bouteilles, s'est formée chez Antic Wine et dans un établissement gastronomique d'Indre (Saint-Valentin). L'autre a affuté ses couteaux à La Rochelle (au Japon) puis dans un double-étoilé du Beaujolais (à Saint-Amour). Ils revendiquent de pratiquer une gastronomie « française », dans une version certes « simplifiée » – il faut comprendre "sans esbrouffe", pure. Takafumi Kikuchi et Shoko Hasegawa sont pourtant arrivés en France il y a quelques années seulement, en provenance du Japon. Les Lyonnais, logiquement, ne doivent plus s'étonner de voir un chef nippon maîtriser à ce point la cuisine française (l'inverse : qu'un cuistot français devienne maître sushi à Kyoto, relevant pourtant de l'exception). Car ils ont déjà appris à connaître Katsumi Ishida (En mets fais ce qu'il te plait, depuis 1999) et Akira Nishigaki (l'Ourson qui Boit , 2008), côté bistronomie,  Tsuyoshi Arai (14 février, 2009) et Takao Takano (TT, 2012), côté gastronomie. 

Que de fines lames japonaises manient avec brio des produits français n'est d'ailleurs pas chose nouvelle : en 1979 Tsuji ouvrait une antenne de son école d'Osaka en plein Beaujolais, pour y former une centaine d'étudiants venus de l'archipel. Ses apprentis, et d'autres formés au Japon, avaient pris pour habitude d'aller se frotter aux brigades les plus renommées de l'hexagone... avant de repartir au pays, se faire embaucher dans des établissements huppés. Là où la donne change, c'est que les mêmes décident désormais de « montrer [leur] cuisine aux français », comme Akira Nishigaki.

Après avoir passé deux ans dans les cuisines de L'Étage, aux Terreaux, il ne se voit pas reprendre l'avion dans l'autre sens (on est en 2008) : il se plait à Lyon où il a connu sa compagne Tomomi, serveuse chez Goman Etsu (aujourd'hui Doma). « Au Japon les restaurants français sont gastronomiques, car faire venir les produits coûte cher. Alors que ce que je voulais faire, c'était une cuisine accessible, une cuisine du quotidien », une quasi « comfort food » dira Andrea Petrini à l'époque dans sa critique pour L'Express. Si les débuts sont hésitants (« des clients, en nous observant par la vitrine, pensaient qu'ils allaient pouvoir manger des sushis »), son menu du déjeuner à 14€ va vite faire fureur. Selon Takao Takano, qui travaillait alors chez Le Bec, la démarche d'Akira était déroutante : « Je l'avais croisé à un barbecue à Miribel, et je lui avais dit "mais...qu'est-ce que tu fais ?" On n'envisageait pas forcément à l'époque de lancer notre propre affaire, surtout de passer tous les obstacles administratifs. Finalement, on a été cette génération qui a accepté de prendre des responsabilités, dans les brigades, puis en ouvrant nos propres établissements. » Lui, après avoir rendu les clés de chez Nicolas Le Bec, resto dont il avait « hérité », a mis un an à mûrir son projet. Il ouvre en 2012, avec le succès que l'on sait.

Le mariage des chefs japonais et de la gastronomie française paraît finalement assez naturel. Les premiers trouvant dans la seconde un champ quasi infini pour une exploration méticuleuse ; elle,  accueillant avec plaisir une nouvelle manière de la voir, de l'appréhender. François Simon, dans son ouvrage Chefs japonais/cuisine française, parle d'une « symbiose entre deux cultures, l'une volage et plaisante, l'autre plus scrupuleuse, tenace et surtout ambitieuse. » Le jumelage culinaire franco-japonais s'est aussi produit dans un mouvement inverse. Quand dans les années 70 de grandes toques hexagonales avaient trouvé dans leurs voyages au Japon, des sources d'inspiration pour se réinventer. C'est l'époque de la "nouvelle cuisine" dont l'un des fers de lance est alors un certain Paul Bocuse, et dont le guide dans l'archipel ne fut autre que Shizuo Tsuji, fondateur de l'école du même nom. M. Paul, là-bas aussi, est devenu un "grand", et l'attrait, voire la fascination (« moi, depuis le Japon, je voyais ça comme un art, avec une histoire et porté par de grands personnages », dit aujourd'hui Tsuyoshi Arai) des jeunes chefs japonais pour la cuisine hexagonale est encore lié à son action et son aura. Très indirectement, c'est un bel hommage qu'ils lui rendent aujourd'hui – par leur cuisine, ici, à Lyon.


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