Aïtal, Marius, Les Nuits : une idée de la permanence

Voir naître un spectacle qui lui-même s'attelle à exposer les difficultés de sa propre création. Récit de ce doux moment qui dit aussi en creux l'importance de la fidélité d'institutions à l'égard des artistes – par ailleurs virtuoses comme ceux du cirque Aïtal. Sur la piste, comme en dehors, voici l'histoire d'une permanence.


Flash back. 2013. Les Nuits de Fourvière sur leur esplanade en contrebas de l'Odéon accueillent un couple, Victor Cathala et Kati Pikkarainen. Ils seront l'éblouissement de cette édition. Deux circassiens se tiennent par la main. Il la fait virevolter à la force de son poignet, elle le fait s'agacer et se calmer. À nous spectateurs, ils collent les larmes aux yeux à force de tant mêler technicité et dramaturgie. Et si l'émotion n'est pas, loin s'en faut, l'indicateur de la pertinence d'un travail, elle en garantit la prégnance dans le temps.

Pour le meilleur pour le pire tournera longtemps encore mais déjà les Nuits de Fourvière font la promesse qu'ils accueilleront leur travail futur. Il faudra cinq ans pour cela. Dans l'intervalle, sont nés leurs deux enfants, Pour le meilleur s'est interrompu plutôt que de remplacer Kati par une acrobate pourtant castée et qui aurait, malgré elle, fait s'écrouler leur bel édifice – un documentaire de France 3 Occitanie le montre brillamment, (trop) intimement, violemment. Ce qui a été donné ce 27 juin lors de la première dit à quel point le festival fait son travail en rééditant sa confiance à ceux en qui il croit.

La veille, les Comp. Marius, dans la cour du lycée Saint-Just signaient leur présence une cinquième fois, là encore avec un spectacle que le festival avait promis de suivre, au point même de reprendre l'an dernier une vieille pièce de leur répertoire (Le Schpountz) pour laisser le temps aux Anversois de créer celui-ci, Un ami commun de Charles Dickens dont la première française avait donc lieu ici après une création flamande il y a tout juste un an.

Si Aïtal et les Marius ont produit ce que nous venons de voir, ce n'est pas un hasard mais une solide affaire de confiance. De permanence. D'une institution à des artistes et donc à un public qui peut aussi cheminer dans un univers artistique. Et pour chacun des protagonistes de ce billard à trois bandes, c'est presque une aubaine à l'heure de la recherche effrénée de la nouveauté et de la peur de rater la pépite de demain comme le soulignait récemment Jean-Pierre Thibaudat sur Médiapart (Programmateurs, arrêtez le massacre !).

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Qu'avons-nous vu à Lacroix-Laval ? Un spectacle entièrement neuf, un nouveau-né pas encore débarrassé de son liquide amniotique (synonyme ici d'un Victor Cathala un chouia trop dirigiste et chef de gare et des pannes techniques dues à un un sol mouvant) mais un nouveau-né fidèle aux idées énoncées par les artistes. « Ce sera un plan séquence » nous disait Victor Cathala en avril, « on veut montrer les coulisses, les saisons que traverse une vie de cirque. C'est le derrière qui va devant » complétait Kati Pikkarainen.

Avec de mini vestiaires calés sur un rail circulaire, avec de la pluie descendant du sommet du chapiteau, avec une tempête dans les rideaux, la rugosité du temps, la promiscuité et ses tensions inhérentes sont là. Une saison de cirque – titre banal mais in fine ô combien à-propos – dit ce que c'est que de faire face groupés aux avaries et aux conflits. Car ce qui intéresse l'équipe n'est pas le défilé de performances bien calibrées mais la façon dont elles s'insèrent dans un ensemble, le leur. Ainsi, lorsqu'un écuyer s'emploie à monter son cheval, le jongleur chille sur un canapé posé au milieu de la piste pendant qu'une autre se maquille dans sa coiffeuse-valise. Lorsque les acrobates enchaînent les sauts périlleux époustouflants sur une tige soutenue par deux hommes, tous sont portés aux nues. Car il n'y a pas de petits rôles ni de rangs hiérarchiques, à l'exception de Victor un peu en force, nous l'avons dit. Là aussi ils traduisent leur vision du cirque.

Mais surtout il y a en ouverture de spectacle les retrouvailles avec ce duo bouleversant de Pour le meilleur et pour le pire. Elle est une poupée de chiffon, dont son compère fait ce qu'il veut jusqu'à ce qu'elle laisse s'échapper du rideau rouge un doigt d'honneur. Du haut de son mètre cinquante-six, elle défie cette armoire à glace qu'est son compagnon (1m86, 103 kg) et inverse constamment le rapport de domination. Et quand elle a tout donné, elle joue à faire de l'ombre aux salutations de ses acolytes nouvellement arrivés dans leur troupe. Tout est jeu. C'est l'une des grandes forces de cette création, rythmée aussi par un quatuor de musiciens qui impulse la folie à ce travail.

Par bribes, cette Saison de cirque distille des émotions du précédent opus qui ont à voir avec l'équilibre fragile des relations humaines et plus encore du couple. Mais aussi leur incroyable force. En se plongeant dans un travail de troupe, en abandonnant leur duo, les Aïtal auraient pu se noyer. Il n'en est rien parce qu'à la rigueur absolue de leur technique, s'ajoute une modestie face à leur objet. Passés par le CNAC certes mais pas vraiment insérés dans un parcours classique institutionnel (compagnie non conventionnée par la DRAC), ils fabriquent un spectacle perfectible et authentique. Troublant. À l'image de Kati, double de la Gelsomina de La Strada et présente quasiment en continu.

En étant fidèles à eux-mêmes tout en se réinventant, en "s'augmentant", ils justifient pleinement d'être de retour dans ce festival à qui l'on reproche parfois de programmer souvent les mêmes artistes (parfois moins enthousiasmants comme Emmanuel Daumas, bon acteur, très modeste metteur en scène). Mais sans cette permanence, point de création comme celle-ci. Et probablement que le rôle premier d'une manifestation comme les Nuits de Fourvière est de permettre que cela advienne.

Saison de cirque par le Cirque Aïtal
À Lacroix-Laval jusqu'au 6 juillet

L'Ami commun
Dans la cour du lycée Saint-Just jusqu'au 30 juin


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