Black Starman

Pour qui se souvient du marin brésilien qui transformait du David Bowie en poésie carioca sur le pont d'un rafiot dans La Vie Aquatique de Wes Anderson, alors la venue de Seu Jorge à Fourvière, dans le cadre d'une tournée hommage au Thin White Duke, est un événement digne d'une grande marée. Grand moment de saudade en perspective que les embruns de l'Orchestre de l'Opéra de Lyon pourraient bien transformer en larmes de joie.


Un marin brésilien au bonnet rouge du nom de Pele Dos Santos, interprétant du David Bowie en portugais sur le pont d'une Calypso d'opérette, baptisée le Belafonte, cela aurait pu ne constituer que quelques scènes anecdotiques de La Vie Aquatique (2004) l'un des films les plus cultes – même si souvent décrié – du cinéaste texan Wes Anderson, lui qui aime tant faire regorger ses œuvres de détails croustillants. Au lieu de cela, elles devinrent elles-mêmes cultissimes et firent de leur interprète, le chanteur et acteur brésilien Seu Jorge, pourtant déjà largement reconnu dans son pays, une icône.

Sans doute, ce qui avait alors marqué à l'époque s'ancrait-il dans le contraste entre ces moments de pure poésie musicale, presque inexplicables sur le moment (pourquoi diable la musique de Bowie est-elle si sublime en brésilien, accompagnée d'une simple guitare acoustique ? Transposée ici en bossa nova, là en samba triste ?) et l'ambiance plutôt frappadingue des aventures d'océanographes documentaristes menés par Bill Murray, partis explorer les fonds marins à la recherche d'un requin-jaguar, et les abysses existentielles des conflits familiaux et d'équipage – hommage parodique à l'ensemble de l'œuvre de Cousteau qui s'y connaissait, on le sait, dans les deux domaines.

Chœur antique

Où donc le cinéaste était-il allé chercher l'idée de ces interludes bossa tout en saudade ? Pourquoi Bowie ? Pourquoi Seu Jorge ? Ce dernier, balancé au milieu d'un tournage où il ne connaissait aucun acteur et ne parlait pas la langue, s'en est longtemps gratté la tête (et pas seulement à cause de ce bonnet rouge dont on l'avait affublé, signe distinctif de l'équipage), envisageant même très sérieusement que Wes Anderson put être fou.

Mais le fait est que tout cela participait d'une logique toute andersonnienne qui veut que le cinéaste se soit toujours attaché d'une part à développer des personnages, même secondaires, hautement iconiques (le personnage de Pele Dos Santos l'est au moins autant, au hasard, que le fils tennisman de la famille Tenenbaum) et, cela allant de pair, ses films comme des objets pop ultimes, au point de nourrir une véritable obsession pour la composition de ses BO aux tubes pop savamment choisis, indissociables de la mise en scène, qu'il s'agisse de chapitrer sa narration et/ou démultiplier les effets émotionnels de ses situations.

Avec Pele Dos Santos/Seu Jorge, toute la mélancolie de La Vie Aquatique (et Dieu sait que derrière la loufoquerie et l'hystérie, il y a de la mélancolie et de la dépression dans ce film) se révèle enfin, à contre-jour (et même parfois la nuit, quand le ciel étoilé efface les affres de la journée et fait tomber les masques) ou à contre-pied. Surtout, au sein d'une galerie de portraits dépressifs, maladroits, paumés, naviguant à vue (au sens propre, à bord du Belafonte), les chansons de Jorge/Bowie semblent agir comme le chœur antique d'une saudade viscérale qui, ne disant pas son nom, a toujours traversé les histoires dysfonctionnelles de Wes Anderson.

Nouvelle dimension

Et c'est ce qui est infiniment magnifique dans les séquences musicales de la vigie Jorge (quelque chose comme du Tom Jobim croisé Jonathan Richman) : ces moments où l'esthétique pop d'Anderson (mais aussi ici de Bowie) se mêle à quelque chose de plus grand. Car ces hymnes glamour période Hunky Dory-Ziggy Stardust à la portée, pour la plupart, universelle, Jorge – qui en interprète une demie-douzaine dans le film mais en a enregistré par la suite un album entier – les rend à leur nudité et les emmène à la plage, filles d'Ipanema dont le plus simple appareil et le nouvel idiome énigmatique et langoureux offre d'admirer des courbes jusqu'ici à peine devinées sous la sophistication du styliste Bowie.

Et Jorge de réussir y compris le tour de force d'insuffler une brise de légèreté à un morceau aussi "chargé" que Rock'n'roll Suicide. De fait, ce n'est sans doute pas par hasard si David Bowie lui-même, dont on connaissait la légendaire curiosité et la classe, avait confié son admiration : « Si Seu Jorge n'avait pas enregistré mes chansons dans ces versions acoustiques en portugais, je n'aurais jamais pu découvrir cette nouvelle dimension de beauté dont il les avait imprégnées. »

Comblé par ce compliment, Jorge caressait le doux rêve de convier le Thin White Duke à venir jouer avec lui ce répertoire sur la scène du théâtre municipal de Rio, mais celui-ci, déjà gravement malade ne put jamais s'acquitter de l'invitation. Lorsqu'il mourut, trois jours avant le propre père de Seu, celui-ci décida de se lancer dans une tournée qui leur rendrait hommage à tous les deux. Où un Brésilien habillé en marin, chanterait sous les étoiles et pour les étoiles des chansons éternelles.

Seu Jorge et l'Orchestre de l'Opéra de Lyon,  A Tribute to David Bowie
Au Théâtre Antique de Fourvière le vendredi 6 juillet


<< article précédent
« Des territoires d'exception qui méritent l'attention »