Catherine Corsini : « l'inceste n'est pas le sujet »

Après Laetitia Colombani et sa variation sur "Pourquoi le Brésil ?", Catherine Corsini adapte à son tour un livre de Christine Angot empreint d'un vécu douloureux et de secrets vénéneux. Une grande fresque digne.


À quelle occasion avez-vous découvert le roman de Christine Angot ?
Catherine Corsini :
Par ma productrice, trois-quatre mois après sa parution. J'ai mis un peu de temps à le lire d'ailleurs, mais je suis tombé dedans : je l'ai ressenti à la fois comme une lectrice extrêmement bouleversée et comme une cinéaste qui prend de la hauteur. Il y avait un incroyable mélo à faire ! Et moi qui sortais de La Belle Saison, j'avais curieusement cette envie de mélodrame — une envie qui vient de mon amour des films de Douglas Sirk, revisitée ensuite par Todd Haynes ; ce truc assez formidable de parler des années 1950 jusqu'à aujourd'hui en essayant de moderniser le mélodrame classique hollywoodien.

Comment Christine Angot a-t-elle reçu votre proposition ?
C'était très courtois, elle a réfléchi. Ensuite, c'était une histoire d'engagement et d'argent, avec une liberté totale d'écrire, en lui soumettant le scénario une fois qu'il était terminé — et le fait qu'elle pouvait retirer son nom et la mention librement adapté si ça ne lui plaisait pas. À partir du moment où elle a trouvé ça intéressant, on l'a rencontré avec ma coscénariste pendant une journée ou deux pour discuter de détails. Et ensuite, c'étaient des choses presque théâtrales.

Avez-vous gardé un contact pendant l'écriture ou le tournage ?
Très peu. Je ne voulais pas être influencée, et pouvoir faire mon film à l'abri. Mais comme j'aimais beaucoup le roman, je n'allais pas le trahir. Bon, elle a aimé le film. Qu'un auteur n'aime pas un film, j'en aurais été triste, mais ça fait partie du jeu. En revanche, que les acteurs n'aient pas aimé, j'en aurais été triste, car on travaillé main dans la main.

N'avez-vous pas adapté davantage une histoire qu'un roman ?
C'est-à-dire qu'au départ, je suis sur un roman ; une histoire présentée comme une fiction. Cela m'a permis de m'éloigner et de prendre des libertés. J'ai pu changer les prénoms, par exemple, parce que

je ne voulais pas qu'on dise que je faisais la “géographie de Christine Angot“ ni être sous une espèce d'emprise.

J'ai toutefois gardé le prénom de sa mère, Rachel, parce que je le trouve merveilleux.

Vous évoquiez La Belle Saison, inspiré de vos souvenirs. Avez-vous ressenti plus de liberté en vous emparant ici d'une histoire qui n'était pas la vôtre ?
Ça m'a donné en tout cas une liberté formelle. J'ai tout de suite posé des question de mise en scène par rapport au récit : dans les choix d'adaptation, entre ce que l'on réduit, ce que l'on conserve, ce que l'on conceptualise. Le roman, c'est beaucoup de texte — on aurait pu faire une saga de six heures tellement c'était dense —, pourtant de nombreuses scènes n'étaient pas explicites ; il fallait donc l'amener à vivre et à s'exprimer avec des images. Je suis entrée dans une histoire qui avait une structure, que j'ai conservée jusqu'à la scène de fin, en procédant comme s'il s'agissait de rushes d'un film. Tout ce travail dans la matière a été extrêmement intéressant. 

Vous racontez l'histoire de la mère, mais vous conservez un point de vue proche de la fille…
C'est vrai que le film est, plus que dans le roman, du point de vue de la mère. Je voulais donc que la voix-off soit extérieure à la fille. Au montage cependant, j'ai été rattrapée et je la lui ai redonnée. 

Je me suis interrogée sur ce qui a amené la mère à ne pas voir. D'abord, la domination d'un homme qui la laisse tomber alors qu'elle continue de penser à lui. Ensuite, à partir du moment où il décide de revoir sa fille, elle est bouleversée, elle se laisse piétiner… C'est un personnage que l'on a envie de secouer, même si l'on est avec elle ! On est devant son mystère. L'humain reste mystérieux et le film, bouleversant, parce que le sujet est plein de méandres.

Rachel est une femme complexe : moderne sur de nombreux aspects sociétaux, mais vieux jeu dans l'attente de son homme.
Moi qui ai à peu près l'âge d'Angot, et donc vécu dans ces années là avec une mère seule, j'ai vu comment une femme pouvait être élevée dans l'idée d'avoir un grand amour avec un homme un peu supérieur. C'est toutes ces choses qu'il faut aujourd'hui démailloter pour être dans des rapports plus égalitaires. Pour combien de femmes cette aliénation a-t-elle été douloureuse ? Combien d'enfants ont été élevés par des mères seules dont les pères étaient des chefs d'entreprise ? À l'époque, on les appelait des bâtards ! Ça bouge un peu aujourd'hui…

Compte tenu des sujets abordés, vous signez un film très pudique. Quelles questions vous êtes vous posées quant à la représentation ou la non représentation de l'inceste ?

J'ai eu la tentation de faire des scène très oniriques, où l'on voyait la petite avec de la cire sur les jambe ; où le père cherchait la clef… J'ai essayé des choses mais je trouvais qu'on partais dans des choses très lourdingues et psychanalytiques au niveau des rêves. Il fallait rester sur des choses extrêmement maitrisés et simples.

J'ai juste donné un indice : quand le père et la fille sont dans la chambre et qu'il a un regard très étrange, avant qu'elle s'en aille. Tout d'un coup, ce père idéalisé, c'est un immeuble de quinze étages qui lui tombe dessus. Ayant lu Une semaine de vacances et L'Inceste ; tout ce qui est off, je sais à quoi ça correspond dans l'histoire de Christine Angot. Ici, on s'interdit de montrer ; on ne va pas vers le scandale. L'inceste n'est pas le sujet, c'est un accident dans cette histoire de vie. C'est un film sur le temps.

Avez-vous rencontré la vraie Rachel ?
Je ne voulais pas avoir avoir une image qui fasse écran. On s'est juste écrit. Je savais que c'était quelqu'un de très secret, qui ne me livrerait pas plus que ce qu'elle avait livré à sa fille. Elle ne m'a jamais dit autre chose. Elle m'a confié des détails très précis sur les meubles, les habits ou ce qu'elle avait vécu (comme la présence des militaires aux bals de province). Elle était aussi d'une singulière modernité pour avoir assumé des choses comme la vie seule, pour avoir dit à son enfant qu'elle est une enfant de l'amour et non de la honte. Sa propre histoire avec son père, qui figure dans le roman, faite de secrets et de lourds passifs, est complexe. J'ai renoncé à la mettre dans le film.

Dans votre lecture, quel amour est impossible ?
Il y a trois amours. Celui de Rachel pour l'homme qu'elle aime, celui du père pour sa fille et celui de la mère pour sa fille. Il y a vraiment trois amours, qui n'en font qu'un, en fait.


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