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Depuis 1985, de sa Sibérie natale, Tatiana Frolova dit ce qu'est son pays, ses errements et son incapacité à se regarder. Créé l'an dernier à Lyon, Je n'ai pas encore commencé à vivre revient au Point du Jour. Sans concession et ultra sensible.


Comment cautérise un pays ? Sur quoi ses habitants peuvent-il s'appuyer pour être un peu meilleurs que leurs aînés ? Tatiana Frolova identifie comme ciment de ses compatriotes russes la peur. Celle héritée d'histoires familiales douloureuses et d'une nation meurtrière. Certains pourtant, « ces gens qui ne lisaient pas de livres, rackettaient de l'argent avec violence, sont devenus députés » constate-t-elle sans détour. 

« Ils avaient lutté pour notre liberté mais en fait, la majorité n'en avait pas besoin. Ils avaient juste besoin de s'empiffrer ou d'acheter des meubles et dans les années 90, ils ont enfin pu s'empiffrer, et puis ils ont acheté des meubles, des maisons, des usines et tout le pays ». Ce n'est pas la première fois que la metteuse en scène serpente dans des récits intimes (Je suis) ou nationaux (Une guerre personnelle sur la Tchétchénie) mais c'est inédit qu'elle les réunisse ainsi pour, dans son meilleur spectacle, dresser le tableau d'un siècle étouffoir et étouffé tant par le nombre des victimes que par le silence qui suivit.

Sur le plateau, elle ne fomente pas de vengeance ni ne lève le poing. Tatiana Frolova est artiste russe et c'est déjà bien assez. Avec ses outils (projections d'images, à peine quelques accessoires), elle croise les témoignages rapportés ou les courts monologues de ses quatre compères. Jamais assommantes, les vidéos sont placées dans des recoins du plateau. D'emblée, elle interroge en français (le reste sera en russe) « qu'est-ce qui ne va pas chez nous ? ». Tout au long d'une douzaine de séquences nommées par une inscription en fond de scène, elle va décliner ce qui dysfonctionne et rend toute la société branlante, de « Naître en URSS » à « Mourir en Russie ».

Dans les deux cas, la mort, la douleur, la privation rôdent, que ce soit pour des césariennes non accordées, des soins monnayés aux personnes âgées mourantes. Rien ne s'est apaisé. Le monstre engendré par l'URSS continue de dégueuler sur les citoyens. Entre temps, Frolova, présente au plateau, aura le temps d'égréner les 15 à 20 millions de victimes de 1917-23, les 20 à 80 (le gap dit l'impossibilité d'avoir su faire Histoire) de 1923-54 puis le million de victimes de répressions contre les libertés d'expression entre 1964 et 85. Mais ce qui l'intéresse ne sont pas tant ces chiffres, mais ce qui peut advenir.

Une patrie de boue

L'URSS a tout régi et souffle encore sur ses propres braises 27 ans après sa disparition entérinée par les chars entrant dans Moscou en 1991. Pas didactique, ce spectacle est charnel avec si peu de choses, comme des sacs de terre vidés aux pieds des comédiens. La matière, l'odeur rappellent qu'à en déposséder chacun, le régime a désorienté tout le monde. Ce premier séisme, au nom du bien commun, annonce la lecture d'un compte-rendu ignoble des atrocités commises par les bolcheviques. L'URSS a tout pris, la vieillesse comme l'enfance et la liberté : désormais, il y a des barreaux aux fenêtres du rez-de-chaussée comme le déplore la mère de Tatiana Frolova, môme des kolkhozes, assignée à quinze heures de travail par jour dès sept ans et... nostalgique de Staline.

Homme nouveau ?

Dans le seul raccourci peut-être un peu primaire de ce spectacle, Frolova mêle les enfances abîmées des dirigeants assassins à leur parcours. Seul Gorbatchev a une famille aimante. Mais au-delà de ces cas particuliers, ce que Frolova parvient à transmettre est la certitude pour chacun des Russes d'être un descendant d'une victime ou d'un bourreau. Mais de ce « Nuremberg que nous n'avons pas fait en 1956 » ne découle pas d'espoir illusoire. Aujourd'hui, fait-elle remarquer, « 85% des parents veulent que leurs enfants soient militaires, fonctionnaires ou vigiles. »

Fidèlement invitée par le festival Sens Interdits qui lui a donné une visibilité notoire en France, Tatiana Frolova fait donc une fois de plus le voyage depuis Komsomolk-sur-Amour où elle a fondé, en pleine Perestroïka (à qui elle dit tout devoir), le théâtre KnAM. Vingt places pour résister dans ce lieu au nom réconfortant mais qui cache lui aussi des secrets plus retors. Amour – nom de la rivière – signifie « boue » et ce ne sont pas les jeunes communistes (komsomols) qui ont construit la ville mais les prisonniers du goulag....

Je n'ai pas encore commencé à vivre
Au Théâtre du Point du Jour (programmation des Célestins) du 27 novembre au 12 décembre 

Navette de bus gratuite depuis le Théâtre des Célestins


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