M. Night Shyamalan : « j'aime les films incomplets où le public remplit les béances de la narration »

De passage en France pour présenter la fin de sa trilogie entamée il y a 19 ans, M. Night Shyamalan était accompagné d'un seul comédien, mais qui interprète une vingtaine de rôles, James McAvoy. Fragments d'une conférence de presse…



L'apparition finale de Bruce Willis après le générique de Split signifiait-elle que Glass déjà planifié, écrit et prêt à être tourné ? 
M. Night Shyamalan
: Cela s'est passé étape par étape. Je tenais à faire avec Split un thriller autonome, et j'ai demandé à Disney la permission d'utiliser le personnage de David, joué par Bruce Willis dans Incassable. Contre toute attente, ils ont accepté pour un film Universal. Cette autorisation nous a permis d'envisager la suite. Mais je n'ai rien écrit avant la sortie de Split, j'ai attendu, au cas où le film ne fonctionnait pas, ça n'aurait pas été la peine de tourner une suite. Puis il a fallu demander l'autorisation à Disney et Universal — étant donné que chacun des deux studios est propriétaire à 100% des films et donc de tous les personnages —, en leur précisant que je tenais à en assurer la production, que cela demeure un “petit“ film et que les deux le distribuent conjointement. Ils ont dit OK, c'est ce qui a déclenché le film.

Et vous James, étiez-vous courant dès Split de cette possibilité ?
James McAvoy :
Je ne savais que très peu de choses du projet quand on a commencé. J'avais trouvé dans le scénario une petite référence, un lien possible avec Incassable : « ah, il se fait de l'auto-référence, c'est très cool, c'est sympa » Et pendant les répétitions pour Split, j'ai commencé à comprendre qu'il y avait des liens assez forts avec le personnage de David — en fait, j'ai fait semblant d'avoir compris. En discutant plus tard, Night m'a parlé de cette possibilité de tourner Glass. Comme il y a tellement de projets qui achoppent pour les acteur,  je n'y ai pas prêté attention. Pourtant, j'ai vu cette grande promesse devenir peu à peu réalité. C'est merveilleux de voir tout qu'il fallait surmonter pour que ce film soit possible.

De la vingtaine de personnages que vous interprétez, lequel est votre préféré ?
JMcA :
Dans Split, c'était Patricia ; peut-être qu'ici ç'a été Hedwig. Mais j'ai un faible pour ce “petit“ personnage qu'est le “narrateur“, celui qui raconte sa vie à la troisième personne. Je l'ai vraiment adoré. 

La Belle et la Bête

Est-il plus difficile de jouer l'hyper-virilité de la Bête ou la démarche d'une femme ?
JMcA :
Je dois dire que c'est la Bête qui a été la plus difficile à trouver. Patricia est venue plus facilement, dès Split. elle était comme une bonne sœur, c'est quelqu'un qui a envie de contact physique, il y a en elle quelque chose qui bout, une envie de sensualité. Même si dans Glass on la voit peu, et qu'elle est surtout avec ses frustrations pouvant créer des effets comiques, on l'amène ici vers quelque chose de plus traumatique et on la voit dans des situations plus compliquées. 

La Bête n'a pas été facile à trouver. Il est comme un alien sur Terre. Quand on s'attaque à un tel personnage, le danger, c'est de surjouer et de mal interpréter. On essaie de faire preuve d'élégance, de tact et aussi de sincérité pour le construire. Mais la clef de ce personnage, comme des autres, c'est Kevin, parce qu'il est la source de tous les autres. 

Plusieurs scènes de Glass proviennent d'Incassable, et avaient été coupées à l'époque…
MNS :
Il y en a même encore une autre qu'on voulait utiliser dès l'écriture, lorsque David s'adresse à un prêtre, peu de temps après l'accident de train. Il le questionne sur ce qui s'est passé. Le prêtre lui répond : « ça veut simplement dire que vous avez eu de la chance, c'est tout ». David enchaîne : « ce n'est pas possible, je suis le seul survivant, ça a forcément une signification » Et le prêtre ajoute, avant de fondre en larmes  : « j'ai un neveu de douze ans qui a péri dans le train, la nuque brisée à plusieurs endroits. Vous voudriez dire que vous seriez l'Élu ? » Cette scène était tellement dramatique et triste que j'ai décidé à la dernière minute de la retirer du montage de Glass, parce que dans un thriller il faut avancer selon les lois du thriller.

Glass est-il un thriller avant d'être un film de super-héros ?
MNS :
Mon truc, c'est de raconter des histoires par le suspense. Celui d'Hitchcock, c'était de raconte une histoire par la tension du cadre, ça lui appartient pour toujours. Je suis de cette école, c'est ça qui me parle dans le cinéma, plus que la façon de raconter par la juxtaposition des plans et le montage — même si j'aime cela. La narration d'Hitchcok est vraiment mon domaine et mon élément.

Pour la séquence dans la fabrique de briques de Glass, on a ainsi alterné les plans, des points de vue supplémentaires, les uns à la suite des autres ; on les permuté, on a renversé la caméra pour suivre le point de vue d'un des protagonistes, on est passé sans cesse par des points de vues différents jusqu'à aller très loin avec la caméra. C'est vraiment un récit avec la caméra qui fait que Glass appartient au domaine du thriller.

L'Indien bouclé

Vous partagez avec Hitchcock le goût pour les caméos…
MNS :
J'aime apparaître dans mes propres films. Mais ce que je ne veux pas, c'est interrompre la narration. Il se trouve que je n'ai pas une présence très… discrète. Dès que j'apparais à l'écran on dit : «  tiens voilà l'Indien bouclé, celui qui joue le rôle du voisin », je ne veux pas amener le public à trop se focaliser là-dessus.

Glass s'achève comme Split par une sorte de teaser…
MNS :
Je crois que j'aime les films imparfaits, incomplets ; ceux qui laissent le public, quand il sort de la salle, terminer l'histoire par lui-même en remplissant les béances de la narration. C'est le cas de beaucoup de films appartenant à l'histoire du cinéma que j'aime… et c'est comme cela que j'aime faire des films. Ce à quoi vous faites allusion est de l'ordre de la béance. À chaque fois dans un film — c'est valable pour les deux précédents,  Incassable et Split —, on arrive toujours à un moment où le public se dit « ah, mais c'est ça ? », et je l'invite à compléter sa méta-histoire sur la trilogie. Pour ma part, je pense en avoir fini avec ces personnages. Il est temps que je m'en éloigne et que je passe à autre chose.

Vous arrive-t-il d'éprouver l'angoisse de la page blanche ? 
MNS :
La page blanche me stimule énormément ! En rentrant chez moi, que ce film soit un succès ou un échec, je vais me mettre à distance pour pouvoir passer à autre chose. Je sais avant tout que j'ai envie d'écrire, mais je n'ai pas résolu tous les aspects de l'écriture. Rien ne m'oblige à écrire ce film, sans doute, mais comme j'ai peur de ne pas y arriver, je dois m'y atteler. Peut-être que ce sera une perte de temps, mais il faut que je me force, que je force le sujet à arriver et les idées à venir. Et c'est comme cela que dans quelques jours, je vais me trouver avec le syndrome de la page blanche.

Mais j'ai une théorie pour en sortir : si je n'arrive pas à écrire, je cherche des idées, quelles qu'elles soient, sans lien commun, sans qu'elles constituent forcément une histoire. Je pense à une femme qui fait ceci ou cela, à un arbre, à son ombre portée, et je les écris. Hier, à l'hôtel, j'ai commencé à écrire que j'aimerais tourner un film avec des mouvements de caméra extrêmement précis allant de A vers B, comme dans Rashômon de Kurosawa. Tant que je n'aurai pas mis de l'ordre dans ces éléments épars, que je ne me serai pas mis à l'écriture, je ne serai pas en paix.

Vous savez, il en est des idées comme des femmes en général : une femme qui vous dit « je t'adore, je te veux, je t'aime », vous dites OK bof, vous n'êtes pas attiré. Mais celle qui vous dit qu'elle est avec quelqu'un, elle vous passionne, vous avez envie de la séduire. C'est exactement ce qui se passe pour moi avec les idées de films. Une idée qui vient, je sais qu'elle m'intéresse moins qu'une idée à laquelle il faut que je travaille, qui n'est pas évidente à faire fonctionner.


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