Liao Yiwu, un poète au cœur des ténèbres

Cette année, en lieu et place du traditionnel Grand entretien, Les Assises s'ouvriront par une rencontre avec trois artistes dissidents : aux côtés de l'écrivain égyptien Alla El Aswany et de la photographe iranienne Reihane Taravati, on pourra découvrir le très rare Liao Yiwu, poète chinois réfugié à Berlin, dont le destin et l'œuvre ont basculé durant les événements de Tian'anmen, le 4 juin 1989.


Il y a trente ans, le 5 juin 1989, une image tournée et photographiée par des journalistes étrangers fait le tour du monde : place Tian'anmen à Pékin, un jeune homme, chemise blanche, pantalon noir, se dresse devant une colonne de 17 chars de l'armée chinoise pour empêcher sa progression, armé des seuls sacs plastique qui pendent au bout de bras qu'il agite comme pour ordonner aux tanks de rebrousser chemin. Lorsqu'il escalade le char de tête pour tenter, sans doute et en vain, de parlementer, on entend au loin, pétarader des coups de feu.

Après plusieurs minutes de ce drôle de spectacle, l'homme est écarté par trois silhouettes et entre dans l'éternité alors même que plus personne n'aura jamais de nouvelles de lui. Il s'appellerait Wang Weilin mais la chose ne sera jamais confirmée. Tout comme son sort : arrêté ; exécuté, condamné, il pourrait aussi, selon certaines rumeurs, semblables à celles de l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'ours, être toujours en vie et se terrer quelque part dans la vaste Chine.

On n'en saura pas tellement plus sur le nombre de victimes qu'aura fait, les deux jours précédents, la répression des manifestations étudiantes qui ont cours depuis le 15 avril pour réclamer davantage de démocratie. Simple « opération de maintien de l'ordre », arguera la pouvoir chinois qui a pourtant décrété la loi martiale. Selon les sources, les chiffres vont de 800 morts à près de 10000. Une chose est sûre : l'armée a tiré sur la foule et provoqué un bain de sang.

Un véritable massacre qu'occultera paradoxalement l'image iconique de celui qu'on surnomma "Tank Man". Une autre chose est sûre : des milliers de manifestants et opposants, jeunes gens qui ont eu le malheur de se "manifester", ne serait-ce, pour certains, que quelques heures dans leur vie, seront emprisonnés, exécutés parfois, et pour ceux qui ont pu recouvrer leur liberté, mis au ban de la société, considérés comme des pestiférés idéologiques que plus personne ne peut approcher.

Le poète Liao Yiwu est de ceux-là. Il n'a pourtant pas posé un orteil à Pékin de toute la durée des manifestations, vécues à distance depuis la Province du Sichuan. Il n'est même pas politisé et s'occupe surtout de vivre une vie de bohème et, il l'avoue aujourd'hui, de dépravation, dans le sillage de ses idoles beatniks. Mais lorsqu'il a vent de la répression du 4-juin, il compose un poème baptisé Le grand massacre qui n'est pas publié mais enregistré et diffusé sur des cassettes audio. C'est cela qui lui vaudra d'être arrêté et condamné à quatre ans de prison.

Réhabilitation

Comme beaucoup d'autres, Liao Yiwu connaît alors l'enfer des prisons chinoises et du laogai, le goulag local, et goûte à la sophistication perverse des tortures administrées par ses geôliers comme par des codétenus rendus à l'état animal. Tout cela, Liao Yiwu en rend compte par le menu dans un livre aussi beau qu'insoutenable, publié au début des années 2010 et paru en France en 2013, Dans l'Empire des ténèbres, son Archipel du goulag, pour lequel il a pris des notes sur de minuscules morceaux de papier durant son incarcération.

Une fois libéré, début 1995, le poète, que sa femme a quitté, connaît un temps la rue et ne reconnaît plus un pays livré par le Parti Communiste Chinois aux mains du capitalisme et de l'argent roi sans pour autant desserrer son étreinte totalitaire. Certains de ces anciens compagnons de bohème se sont même lancés dans les affaires. Liao Yiwu s'attelle alors à la rédaction de Dans l'Empire des Ténèbres, dont le manuscrit lui sera confisqué à deux reprises, au gré des perquisitions et de nouvelles arrestations. Il en recommencera l'écriture trois fois. Cela lui prendra plus de dix ans.

Dans le même temps, il entreprend une série d'entretiens "illégaux" avec ses pairs contre-révolutionnaires du 4-juin, qui lui valent de nouveaux ennuis. Dans Des Balles et de l'Opium, publié le 3 avril dernier en France, Liao Yiwu livre, pour la mémoire et une Histoire par trop oublieuse, leur témoignage, les circonstances et les motifs de leur arrestation – l'un est monté sur un char, un autre a rédigé un tract après avoir vu de sa chambre d'hôtel un étudiant se faire tirer comme un lapin par l'armée... –, les conditions, atroces, de détention que l'esprit humain peine à imaginer, puis l'impossible retour à la vie, les brimades, le rejet, les persécutions policières, et ce mot qui revient sur toutes les lèvres, comme le fantôme de la liberté rêvée : « réhabilitation ». Certains d'entre-eux étaient politisés, d'autres ont vu leur destin basculer par hasard le 4-juin 1989 et, comme dans ces vers d'un poème de Dylan Thomas, cité par Liao Yiwu, « Tous les désastres du monde [tomber] sur [leurs] épaules comme de la neige ».

Déjà mort

Le 2 juillet 2011, alors que le pouvoir Chinois, hanté par l'idée que le souffle du Printemps arabe ne contamine la Chine, s'intéresse toujours de très près aux activités « séditieuses » de Liao Yiwu, signataire en 2008 de la Charte 08 pour davantage de libertés, celui-ci parvient à franchir la frontière vietnamienne et s'envole pour l'Allemagne où il est accueilli par Angela Merkel en personne.

Mais c'est un autre homme qui continue de se reconstruire et de témoigner depuis Berlin : « Le 16 mai 1990, quand je suis entré en prison, le poète appelé "Liao Yiwu" était déjà mort, écrit-il dans Des Balles et de l'Opium. Maintenant il ne reste plus qu'un témoin. Perquisitionnez, déshabillez-moi, fouillez dans mon cul, peu importe. J'ai plus de dignité que n'importe quel policier, car j'écris, je note, je fouille à mon tour leurs âmes monstrueuses et sales. Si un beau jour, je n'ai plus le moyen de noter tout ce dont je me dépouille, je jouerai toujours de la flûte, je vivrai de mon talent de musicien, je pleurerai et crierai à gorge déployée. Dans ma voix, les gens pourront entendre mon compte-rendu, ma malédiction et toute ma haine vis-à-vis de cette époque honteuse. Bien sûr, on entendra aussi ma solitude, mon narcissisme et mon amour désintéressé. Voilà ce qui constitue le meilleur prétexte dont je dispose pour continuer à vivre. »

Âgé de 60 ans, marié et père d'une petite fille, Liao Yiwu continue à vivre mais n'a jamais cessé de se raser la tête, comme d'usage dans les prisons chinoises. Comme peut-être quelque part, un certain « Wang Weilin », s'il est toujours de ce monde.

Liao Yiwu, Alaa El Aswany & Reihane Taravati : Le courage de la dissidence
Aux Subsistances l​e lundi 20 mai

Des Balles et de l'Opium (Globe)


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