L'a-disparition

De retour avec Why Hasn't Everything Already Disappeared ? et sur la scène de l'Épicerie Moderne, Deerhunter et son leader Bradford Cox bâtissent des merveilles de chansons-requiems sur le terreau fumant de notre monde fatigué d'agoniser.


« L'espèce humaine est sans doute la seule à avoir inventé un mode spécifique de disparition, qui n'a rien à voir avec la loi de la nature. Peut-être même un art de la disparition. » écrivait Jean Baudrillard dans Pourquoi tout n'a-t-il pas déjà disparu ?. Le voilà le problème avec l'espèce humaine, cette prétentieuse : donnez lui la possibilité de se foutre en l'air, voilà que non seulement elle fait durer le plaisir mais en plus elle en fait un art.

Deerhunter, de son côté, en fait un disque qui reprend à son compte et en guise de bannière le questionnement du philosophe : Why hasn't everything already disappeared ?. Connaissant la propension de Bradford Cox à se soumettre à la torture en pressant ses états d'âme jusqu'à la dernière goutte, les tordant jusqu'à essorage, on eût pu s'attendre à une forme apocalyptique et ravageuse, millénariste et rageuse.

C'est en fait tout l'inverse qui voit le protée d'Atlanta déployer une pop baroque comme un territoire encore inexploré au croisement du psychédélisme séminal (on pense à Syd Barrett et aux Kinks sur l'introductif et claveciné Death in Midsummer), de l'électro-pop rétro-futuriste (comme l'épique instrumental Greenpoint gothic, très Bowie période Berlin) et du glam-rock (Futurism, entre Todd Rundgren et Marc Bolan).

L'Apocalypse à pas feutrés

Mais l'esthétique ici embrassée, savamment co-emballée par Cate LeBon à la production, n'est qu'un masque d'apaisement appliqué sur un propos toujours aussi inquiet où rode en effet la question du délitement (What Happens to People ?), l'attente intranquille de son avènement (No One's sleeping et son adresse directe au Village Green des Kinks, encore ; Plains où la fin s'observe au prisme du destin de James Dean) et la recension des travers suicidaires de l'humain.

Ici, donc l'Apocalypse avance à pas feutrés et n'en est que plus redoutable tant on ne saurait y croire. Mais le disque inexorablement fini par entrer dans la nuit noire de l'âme, qui culmine en bout de course avec le splendide Nocturne, complainte tordue comme on avait coutume d'en entendre du côté de chez Sparklehorse avant que son maître d'œuvre ne se fasse, au sens propre, exploser le cœur.

La question n'est donc plus tant de savoir pourquoi tout n'a pas déjà disparu, mais combien de temps encore on sera en mesure de la formuler. Et ainsi se sentir suffisamment vivant pour apprécier des beautés suppliciées comme seul Bradford Cox sait en tracer les contours sur l'horizon d'un effondrement sans fin.

Deerhunter
À l'Épicerie Moderne le mercredi 13 novembre


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