« Une autre mondialisation était possible »

Et si, au lieu du contraire, les Incas avaient "découvert" et asservi l'Europe ? C'est ce renversement qu'opère Laurent Binet, invité de la Fête du Livre, dans son fascinant Civilizations (Grasset), Grand Prix de l'Académie Française. Un roman picaresque où l'érudition historique sert justement à tordre la vérité de l'Histoire pour accoucher d'un autre monde.


Qu'est-ce qui a présidé à la démarche de ce livre et pourquoi cette histoire-là ?
Laurent Binet : C'est une invitation au salon du livre de Lima qui m'a fait m'intéresser à la conquête de l'Amérique, aux pré-Colombiens. Un livre de Jared Diamond, aussi, De l'inégalité parmi les sociétés, dans lequel il pose la question : « Pourquoi est-ce Pizarro qui est venu capturer Atahualpa au Pérou et pas Atahualpa qui est venu capturer Charles Quint en Europe ? » Là, je me suis dit que j'allais raconter cette histoire alternative.

Vous semblez avoir conçu Civilizations comme un scénario de jeu vidéo, dont le lecteur serait le héros...
Le "z" du titre est effectivement une référence au jeu vidéo. Et j'ai conçu l'histoire de ce livre comme un jeu de stratégie. Comment on fait pour conquérir un Empire sur une terre inconnue quand on est 200 ? (rires) Cela impliquait de prendre en considération les aspects militaires bien sûr, mais aussi politiques, économiques, sociaux, logistiques, religieux, culturels...

Indépendamment de la question posée par Jared Diamond, la période que vous choisissez semble particulièrement riche en événements réels "renversables" pour les besoins de l'histoire : la guerre civile entre Atahualpa et son frère, le tremblement de terre de Lisbonne de 1531, les guerres de religions, l'essor de l'imprimerie, la naissance du capitalisme... Comment avez-vous découvert cette sorte d'aubaine historique ?
Au cas par cas. Je n'étais pas un spécialiste du XVIe siècle et je n'avais pas mesuré à quel point c'était une époque charnière. D'un coup, je découvrais l'immensité de mon terrain de jeu, ses multiples dimensions. Mais je n'étais jamais sûr que l'Histoire était réversible. La question des maladies amenées par les Européens aux Indiens ne l'était pas et ce qu'on a ramené des Amériques, c'est la syphilis qui n'est pas une maladie foudroyante. En revanche, la soif de l'or des Européens était compatible avec le fait que les Incas en avaient à profusion. Autre exemple : quand Cortez a débarqué, les Aztèques l'ont pris pour un Dieu et ça c'était transposable en Europe puisque l'Inca, fils du Soleil, apportait la religion du Soleil à une époque où Copernic expliquait que celui-ci était au centre de l'univers. Tomber en pleine période d'héliocentrisme dont se réclame le fils du Soleil était un avantage considérable.

Cette question de la maladie, vous la réglez avec les Vikings ?
Jared Diamond explique qu'il manquait trois choses aux Indiens pour résister aux Espagnols : le fer, le cheval et des anticorps. Je me suis donc demandé dans quelles circonstances ils auraient pu obtenir ces trois choses. L'élément de bascule qui allait engendrer cet effet papillon serait une très légère modification : une poignée de Vikings qui au lieu de faire l'aller-retour entre le Groenland et le Canada seraient restés. Ça me semblait d'autant plus pertinent que c'était tout à fait plausible. Seul le hasard a fait que ça ne s'est pas passé.

Comment vous êtes-vous débrouillé avec la part de vérité historique, ces jalons authentiques que vous renversez et la manière d'y introduire de la fiction ?
Je me suis d'abord énormément documenté. Et j'essayais de n'introduire des modifications qu'en fonction des données de mon hypothèse. Tant que l'effet papillon n'avait pas produit ses effets, tout était en place selon la situation historique réelle. À partir de là, c'était comme un problème de logique : dans l'Europe du XVIe siècle, que change l'arrivée des Incas à tel ou tel endroit, par exemple en Angleterre, sachant que les Incas étaient polygames et qu'Henry VIII l'était aussi ? Il me semblait tout à fait logique qu'au lieu de créer l'Anglicanisme, il se convertisse à la religion du Soleil. Et puisque les Incas arrivaient avec un système économique et social proto-socialiste tout à fait différent du système post-féodal européen, ils pouvaient rencontrer les revendications des paysans allemands qui se plaignaient de leur exploitation et donc créer une alliance avec des populations opprimées de l'Empire.

À ce sujet, on voit qu'Atahualpa est animé d'intentions assez libérales, en termes de mœurs et de croyances notamment, qui finissent par se muer en pragmatisme politique.
Absolument mais cet humanisme que vous attribuez à Atahualpa, c'est dès le début du pragmatisme. Il s'allie avec les opprimés de l'Empire parce que les ennemis de mes ennemis sont mes amis. Cortez n'avait pas procédé autrement en s'alliant avec toutes les populations indigènes opprimées par les Aztèques. Il se trouve que pour renverser le pouvoir en place, Atahualpa doit défendre des idées qui nous semblent justes mais au fond, c'est plus Machiavel qu'Erasme : dans Le Prince, à cette époque, Machiavel dit qu'il est plus sûr de s'appuyer sur le peuple que sur la noblesse qui n'est qu'un conglomérat d'intérêts individuels toujours prêt à vous trahir : les nobles veulent opprimer, le peuple veut ne pas être opprimé. Dans cette logique, il est plus rentable politiquement de s'allier au peuple.

Il y a dans le livre, une manière de renverser le regard condescendant que nous avons sur les peuples autochtones américains, enrobé d'un angélisme victimaire. Or on s'aperçoit en inversant la situation que ce sont avant tout des conquérants.

Exactement, et c'est encore plus vrai des Aztèques, plus féroces que les Incas. Ces peuples étaient animés d'un impérialisme qui n'avait rien à envier aux Européens.

Mais il y a une différence fondamentale entre les Aztèques et les Incas d'un côté et des peuples plus primitifs décrits par des textes ayant alimenté le mythe du bon sauvage. Les Incas et les Aztèques n'étaient pas des sauvages, pour le meilleur et pour le pire : ils avaient un développement supérieur mais pas l'innocence des Taïnos d'Haïti et de Cuba par exemple.

L'humour est très présent dans Civilizations, notamment dans la manière dont vous mettez en scène l'incrédulité des Incas face aux guerres intestines dont les tenants et les aboutissants leur échappent et surtout aux rites et croyances européennes sur lesquelles ils portent un regard ironique et folklorique.
Oui, c'est le renversement de Montaigne et Montesquieu. En matière religieuse, tout regard distancié et un tant soit peu extérieur rend les rites et croyances absolument ridicules. C'est valable pour toutes les religions de la Terre. Toute religion étrangère nous apparaît pour ce que je crois qu'elle est : un folklore.

On parle beaucoup ces temps-ci de retour aux grands récits. Or, il semble que l'appétit des lecteurs vis-à-vis de ces récits épouse quelque peu la situation critique dans laquelle se trouve notre monde contemporain, comme s'il fallait conjurer quelque chose...
Oui, et mon livre a à voir avec cette ambiance de fin du monde qui est tout autour de nous. Bon j'ai mis quatre ans à l'écrire et à ce moment-là on n'en parlait pas autant, ç'a été très vite. Mais je ne suis pas hermétique à l'air du temps et ça a dû me guider. Si le livre trouve un écho c'est sans doute qu'il résonne avec ces préoccupations qui ont à voir avec la fin du monde. Un résumé possible de Civilizations c'est "une autre mondialisation était possible". Ce qui est à la fois un bilan pessimiste et mélancolique mais peut être lu de façon optimiste : rien n'est jamais sûr et l'Histoire, au fond, se joue sur des détails. Cela peut nous laisser penser qu'on n'est peut-être pas totalement foutus (rires).

Le monde à l'envers : table ronde avec Laurent Binet, Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou
À la Fête du Livre de Bron (Hippodrome de Parilly - Salle des Parieurs) le samedi 15 février à 11h


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