Jean Bellorini : « pour Avignon, il y a eu plein de scenarii possibles »

Directeur du TNP depuis janvier, Jean Bellorini devait présenter une création cet été dans la Cour du Palais des Papes d'Avignon. Il nous a accordé un entretien. De l'influence des rayons du corona sur le comportement d'un artiste.


Vous deviez faire une création dans la Cour d'honneur du festival d'Avignon cet été (Le Jeu des ombres de Valère Novarina, réinterprétation du mythe d'Orphée). Or le festival a été annulé lundi soir (le 13 avril), immédiatement après qu'Emmanuel Macron, dans son allocution télévisée, ait annoncé que « les grands festivals et événements avec un public nombreux ne pourront se tenir au moins jusqu'à la mi-juillet ». Vous attendiez-vous à cette décision avant même qu'elle ne soit prise ?
Jean Bellorini : Olivier Py [NdlR : le directeur du festival d'Avignon] était dans une forme de sincérité quand il disait avoir l'espoir que ça ait lieu encore et on avait quand même imaginé des formes, des formats, des restructurations multiples. C'est ce qui nous faisait tenir. J'étais évidemment dans la compréhension de se dire que tant que ça n'est pas interdit, on imagine comment on peut le faire même si on savait évidemment que ça n'aurait pas lieu dans les conditions normales de la Cour d'honneur avec 2000 personnes ; mais on a évoqué le fait qu'en 1947 il n'y avait qu'une semaine en septembre et qu'il y avait beaucoup moins de monde dans la Cour [NdlR : à la création du festival, c'était alors la "Semaine d'art dramatique" du 4 au 10 septembre 1947].

Il n'y avait aucune option préférée mais il y avait vraiment beaucoup de réflexions posées. Là où je comprenais l'attitude et la démarche d'Olivier, là où beaucoup ne l'ont pas comprise, c'est que dès lors qu'une décision se serait imposée, il fallait faire l'état des lieux de toutes les compagnies et tous les spectacles programmés pour voir qui serait rescapé ou pas, qui allait pouvoir continuer ou pas.

Il a donc été envisagé que vous présentiez votre spectacle en septembre ?
C'était plutôt moi qui le suggérais. Cela n'avait pas été développé jusqu'à une réflexion construite et définie, en tout cas j'avais dit fort que la forme de ce spectacle permettrait de tout réinventer. Je n'avais pas d'opposition à cela y compris le fait de ne pas avoir de spectateurs assis et de plateau dans la Cour d'honneur et peut-être de faire quatre performances par soir devant 50 personnes debout comme si c'était, par exemple, au musée Calvet. Jusqu'au bout, avec ce spectacle-là et ce texte, je laissais à la direction du festival le choix de rendre tout possible et je n'avais pas du tout dit : « si j'ai pas le plateau à telle date, je ne ferai rien », aussi parce que j'ai la chance d'avoir le TNP et de savoir où travailler si on n'avait pas eu cet endroit. Bien sûr ça n'aurait pas ressemblé au spectacle rêvé du début. Il y a eu plein de scenarii possibles.

« Tant qu'il n'y a pas un traitement, on navigue tous à vue »

Il y a eu une polémique autour d'Olivier Py après la présentation en ligne de la programmation du festival le 8 avril qui est apparue à certains hors sol. Avez-vous compris jusqu'au bout cette envie de maintenir le festival ?
Étant en relation régulière avec lui, ça permet d'être moins hors sol, on a moins l'impression que l'Autre ne pense pas parce que l'Autre pense. Et d'ailleurs, il y avait une partie des théâtres du Off, la partie permanente plutôt, qui faisaient tout pour qu'Olivier ne lâche pas. C'est quand même complexe. Évidemment, d'un point de vue plus civique et humain, et extérieur, moi aussi je me disais que ça n'aurait pas lieu et que c'était impensable. Avignon même, ces rues, cette chaleur, cette transpiration... Mais nos métiers de directeurs consistent à construire des choses, ce n'est pas de les arrêter avant qu'on n'y soit contraint. Sinon aujourd'hui, on s'arrêterait même de programmer l'automne en se disant que c'est en janvier qu'on pourra rassembler vraiment des gens dans des salles. Je pense qu'on se doit de tenir. Ça ne nous empêche pas d'être lucides, conscients, d'appliquer les règles, les lois, les décrets. Mais le flou d'aujourd'hui est lié au flou médical. Tant qu'il n'y a pas un traitement, on navigue tous à vue, y compris au plus haut niveau de l'État.

Franck Riester parlait ce matin (jeudi 16 avril) sur France Inter d'un « plan spécifique d'accompagnement » pour les théâtres, les compagnies... Est-ce que le ministère vous parle clairement ?
Non. Le ministère a de bonnes intentions qu'on entend tous mais pour l'instant il n'y a pas de directions ni de directives claires. Mais tant qu'il n'y aura pas une alternative sanitaire et sociétale, les ministères comme celui de la Culture ou de l'Éducation nationale vont réagir plus qu'agir malheureusement.

Où aura lieu la première du Jeu des ombres puisque ce ne sera pas à Avignon ?
Il est prévu que ce soit à Sceaux en octobre et il est programmé en janvier au TNP mais on va rajouter des avants-premières début septembre, si on le peut en fonction de l'évolution de la crise sanitaire, avant même la Biennale de la Danse. Ça s'appellera "le théâtre réouvre" et ce seront des invitations à des répétitions générales si on peut accueillir du public. Ma grande difficulté est de répéter le spectacle et ne pas conclure par des représentations en public. On sait tellement à quel point le moment de la rencontre cristallise et donne le sens – en tout cas permet d'arrêter de tout remettre en questions.

Vous voudriez que les spectateurs villeurbannais soient les premiers à voir ce spectacle si ce ne sont pas ceux d'Avignon ?
Oui ça me tient à cœur évidemment, c'est important et ce spectacle sera chargé de ces souvenirs, de l'absence de Cour d'honneur.

Où en était le travail sur ce spectacle ? Au début du confinement, les décors auraient dû être conçus et ne pouvaient l'être. Déjà vous envisagiez de faire autrement.
Je pourrais tout à fait me dire aujourd'hui qu'on repense tout, qu'on refait une scénographie de salle en utilisant des cintres, un théâtre et en même temps, je suis justement dans l'attitude d'être dans le souvenir et non pas dans le déni. On aura la même simplicité, on aura une trace du mur humain qu'est la Cour d'honneur même si évidemment elle en sera pas figurée. Je ne veux pas faire de décor, je veux être dans les cases nues, les boites vides et avec cette installation que sera ce cimetière d'instruments fracassés.

Pensez-vous pouvoir travailler avec les artistes dès le 11 mai ?
C'est toute la réflexion et on ne sait pas dans quelles conditions. Il n'y a pas de directives claires. Est-ce qu'on peut répéter ? Doit-on le faire avec des masques ? Avec des gants ? Est-ce qu'il faut rester à quatre mètres de distance ? Il y a une chanteuse lyrique, un euphonium — jouer d'un instrument à vent avec un masque me paraît compliqué... S'interdire de postillonner quand on joue du trombone me paraît difficile ! C'est un champ de questions ouvertes délirant. La seule chose que je me dis est qu'on commencera doucement avec toutes les mesures barrières nécessaires et, au fur et à mesure, le travail s'humanisera, se normalisera. Ou pas. Peut-être que dans quelques années, quand on jouera Roméo et Juliette, on ne pourra jouer que jusqu'à la scène du balcon. On ouvre une nouvelle page. On ne sait rien.

Quant au TNP, il est bien sûr fermé jusqu'à cet été...
Oui mais il y a une réouverture administrative dès le 11 mai avec la reprise de l'atelier des décors et de celui des costumes. On a commencé aujourd'hui à fabriquer des masques pour les salariés dans un premier temps, les artistes et peut-être pour les spectateurs si on doit en mettre à leur disposition aussi.

Vous parlez dans le mot que vous avez adressé aux spectateurs d'un « devoir d'exemplarité » en honorant les contrats, payer les salaires. Pourquoi est-ce si important ?
Car si on ne tient pas cette ligne-là, la chaîne est immédiatement rompue. Comme on embauche beaucoup de gens, c'est mathématique, si on ne tient pas, ça a des répercutions très fortes. Mais je ne sais pas combien de temps, on va pouvoir tenir cette attitude. Pour toute la fin de saison, il n'y a aucun doute mais, à partir de septembre, ça va être une autre réalité bien qu'on ait pu avoir une partie de l'équipe en activité partielle, bien que cette mesure ait pu compenser des contrats qu'on avait engagé avec des intermittents. On perd énormément d'argent, en tournée, avec la billetterie, on perd des coproducteurs. Tout le montage de la production du Jeu des ombres est fragilisé par l'annulation d'Avignon même si beaucoup de nos partenaires sont aussi exemplaires et tiennent bon.

« Concernant septembre et la faisabilité de la rentrée, j'ai des doutes comme tout le monde »

Concernant la saison prochaine du TNP, quand allez-vous pouvoir la porter à connaissance du public ?
On mise encore sur le fait de pouvoir l'annoncer mi-juin, deux semaines après le moment envisagé. On la mettra en ligne et les gens recevront la brochure. Je pense que c'est important qu'on tienne ce rythme. On s'est posé beaucoup de questions mais il est important qu'on soit debout. Concernant septembre et la faisabilité de la rentrée, j'ai des doutes comme tout le monde d'autant qu'on a une jauge importante. Est-ce qu'au delà de 500 personnes, ça sera possible ? On va essayer de porter une voix communes haute, collectivement pour avoir des engagements fermes avant l'été pour le savoir.

Vous discutez avec Avignon, avec les autres CDN, mais est-ce que cette crise vous permet aussi d'être en dialogue avec d'autres secteurs culturels qui ont des problématiques, notamment économiques, différentes des vôtres comme, par exemple, le secteur des musiques actuelles ?
J'ai l'impression quand même que ça nous rapproche et l'élan de solidarité est très clair et très partagé. Ça crée plus de questions communes mais je continue à penser que c'est lié d'abord à des affinités. J'ai l'impression pour l'instant que l'attitude des plus "gros" fait que le dialogue n'est pas rompu, au contraire mais quand les uns commenceront à ne plus pouvoir, que feront les autres ? Pour l'instant, on pense à des plateaux solidaires, au partage maximal de tous les outils.

Vous citez en préambule de votre adresse aux spectateurs du TNP, sur le site du théâtre, les mots de Fernando Sabino, journaliste et et écrivain brésilien « faire de l'interruption un nouveau chemin ». Est-ce que, au fil de cette crise, qui était au début exclusivement sanitaire et c'est bien normal, la culture vous paraît plus essentielle que jamais ?
C'est extrêmement paradoxal car j'aurai envie de vous dire bien évidemment oui et je suis convaincu que le rapport à la présence humaine va être transformé. Je suis convaincu que le lien intime de soi à soi et de soi à l'Autre ne va pas être tout à fait le même. Mais on a quand même aujourd'hui la preuve que la santé et l'éducation sont des services publics extrêmement prioritaires et je ne veux pas être dans une forme d'inconscience. Je ressens un manque de ce théâtre vide, il y a un appétit grandissant et je pense ne pas être le seul ; pour autant cette crise re-hiérarchise malgré tout. On a besoin de la fête mais elle peut arriver après la vie. C'est aussi bête que ça. Donc ça redonne du sens à la culture. Je suis assez convaincu qu'on ne sera plus dans une salle de théâtre de la même façon, en tout cas dans les premiers temps — ça va nous faire drôle d'être 400 les uns à côté des autres — je ne sais pas comment les gens vont retourner au théâtre, à quel rythme, dans quel allant, dans quelle inconscience, fébrilité ou inquiétude. J'imagine des salles qui programmeraient un spectateur tous les quatre fauteuils et personne devant et derrière lui. Qu'est-ce que ce serait de jouer devant cent personnes dans une salle de 700 avec des masques ?

Tout cela participe du fait que je pense que ça va redonner du sens à l'acte de représentation théâtrale et aussi dans la cité et plus politiquement, le TNP avec ce que je revendique (qu'on soit un endroit de complément de l'éducation populaire). Là oui, la culture a du sens mais comme nécessité première, on a bien la preuve que non.

Craignez-vous que les dépenses engendrées par le gouvernement pour sauver l'économie engendre un effet d'austérité pour des secteurs moins prioritaires comme la culture ?
Évidemment que je le crains. Mais je ne le sens pas plus que ça. Je ne pourrais pas le prédire. J'espère justement que l'on va se rappeler à quel point la complémentarité est nécessaire, que l'un ne va pas sans l'autre, que dans un plan de relance général d'une dynamique sociétale, la culture est fondamentale. On a besoin de ces endroits de retrouvailles, de ces cérémonies laïques.


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