Pour Lucrèce

Pour son deuxième album, "Constant Depression", publié en mai et disponible en vinyle, les filles de Venin Carmin conjuguent au post-punk la figure de Lucrèce, femme suppliciée que le viol a poussé au suicide. Et y puise une pulsion de vie.


Elle est seins nus, comme abandonnée : à l'amour, sans doute, au sexe, on imagine, à un homme, sûrement, la tête sur le côté, légèrement en arrière, les yeux clos. Oui, c'est bien une femme offerte que l'on voit, tout l'indiquerait si, sur la gauche du tableau, il n'y avait, on ne le voit pas tout de suite, le poignard dans sa main droite, dans l'ombre, qu'elle retourne contre elle, s'apprête à s'enfoncer dans ses entrailles que son autre main semble caresser. En un éclair, un coup de poignard, le temps d'un éclat de lumière sur la lame, Eros cède la place à Thanatos. La petite mort s'efface devant la grande. C'est donc en réalité à la mort que s'offre la jeune femme. Ce qu'on prend pour du désir est une résignation autant qu'un soulagement.

Cette femme, c'est Lucrèce, "la Dame romaine", qui mit fin à ses jours après avoir été violée par Tarquin, au prétexte, s'il en fallait, qu'elle aurait aimé un esclave. C'est ce tableau de Guido Gannaci — le sujet fut traité par les plus grands peintres et écrivains (Ovide, Dante, Shakespeare, Giraudoux) —, l'un des fleurons du Musée des Beaux-Arts, qu'a choisi le groupe Venin Carmin au fronton de son album Constant Depression qui sort notamment en vinyle. Mais dans une version plus sombre encore, reproduite en noir et blanc — l'un des tropismes esthétiques d'un groupe qui porte son nom comme un paradoxe — par l'artiste néerlandais Niek Hendrix.

Berceuse mortifère

Manière pour le duo formé par Lula et Valentine Dedieu, comme elles le précisent dans la vidéo de notre série "Ils/Elles font la ville...", de mettre en avant les femmes qui ont subi pareil outrage, mais aussi de signifier que les choses n'ont guère changé depuis l'antiquité Lucrécienne, que « la peur n'a pas changé de camp ». C'est l'un des thèmes principaux de cet album « plus dur » que le précédent Glam is gone.

Si l'affaire s'ouvre par quelques secondes d'orgue des plus mortuaires – le disque se referme pareillement par une Berceuse instrumentale plus mortifère que somnifère, bien vite, les rythmes martiaux, la basse farouche et la voix équivoque – comme l'impression laissée par les Lucrèce de Gannaci/Hendrix – viennent tordre la perception. It's gonna be wild, nous promet-on, mais la sauvagerie ici est glacée, intérieure, elle ronge plus qu'elle ne frappe, n'augure rien de bon. Elle se niche sous la surface, sous le masque des conventions, ce qui est peut-être le sens de Willkommen to the Masquerade (mantra hurlé au second plan sonore) qui renoue avec cette tradition post-punk traversée par l'idiome germanique.

Passage à l'acte

Cette Constant Depression, qu'il s'agisse de l'album, comme du morceau titre, est donc bien cette danse (oui, ici on danse) à laquelle se livrent Eros & Thanatos, entre pulsion de vie et désir de mort, amour et damnation. C'est ce sentiment confus, et sublime, saisi par Gannacci et Hendrix, de l'instant qui précède l'irréparable : à la fois le passage à l'acte de l'agresseur masculin tentant d'éponger son désir dans le crime, mais surtout de la seconde d'avant l'immolation de Lucrèce, et, pour nous devant le tableau, de sa découverte.

Cette femme que, peut-être par réflexe, l'on croyait offerte, abandonnée, ne l'était pas. En tout cas pas comme cela. C'est cet entre-deux, ce moment fugace, que Venin Carmin parvient à étirer sur la longueur de son disque. Et le groupe de parvenir à donner vie, beaucoup de vie malgré tout, à cette "dé-pression" que traversent tous les sentiments du monde, cet instant pas encore figé dans l'ambre du destin, cette fraction de seconde où l'idée ne fait pas encore acte et où le pire n'est pas encore certain.

Venin Carmin, Constant Depression (Seja Records)


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