Sous le pinceau, la plume

Avec Térébenthine, son dernier roman, Carole Fives nous emmène sur les traces d'une étudiante des Beaux-Arts. Où faute de voir s'épanouir une artiste-peintre, on voit naître une écrivaine.


C'est un fait les Beaux-Arts mènent à tout (autant qu'il mène à rien, vous diront des générations de parents d'aspirants artistes tremblants). L'Histoire de la pop culture est pleine d'anciens étudiants en école d'art qui ont brillé dans d'autres disciplines, à commencer par la musique et, bien sûr, la littérature. D'autant que tous les chemins peuvent mener à la littérature. Or c'est bien à la croisée de ces sentiers incertains que l'on se retrouve dans le dernier roman de Carole Fives. Où l'autrice d'Une femme au téléphone et de Tenir jusqu'à l'aube, qui semblaient se répondre — le rapport à une mère trop seule, envahissante, d'un côté ; le rapport à la maternité en solo, tout aussi envahissante, d'autre part — nous emmène sur les pas d'une étudiante des Beaux-Arts de Lille (qu'elle a elle même fréquentés) au début du siècle. Nous sommes en 2004 et la narratrice, qui entre dans le monde étudiant, rêve de peinture, de toiles, de palettes. Rêve d'être peintre.

Oui mais voilà, aux Beaux-Arts au début des années 2000, la peinture est moribonde, démodée, has-been, presque une hérésie. Les peintres, quand ils refusent de se convertir à l'art contemporain et au culte du concept tout puissant, peignent dans les sous-sols, cachés de tous. Si l'on pensait avant d'entrer aux Beaux-Arts qu'il n'était pas gagné de faire carrière dans l'art, alors en choisissant de peindre on est sûr de parvenir à échouer. Les professeurs le disent. Cela n'empêche pas la jeune femme de rencontrer deux autres mordus de peinture, cet art préhistorique : Lucie, pétillante et à la grande capacité d'adaptation, et Luc futur artiste incompris et déjà torturé qui n'entend pas faire de compromis. À eux trois, ils forment le groupe des "Térébenthine", ainsi que les a surnommé un camarade de promo dans un élan de sarcasme.

Écrivez, merde !

Cela n'empêche pas non plus la jeune femme de constater combien l'enseignement de l'art fait abstraction des figures féminines qui y ont brillé — ces femmes existent, on oublie simplement d'en parler. Il s'agira pour elle et Lucie de souligner cette omission et de contribuer à la réparer. Vouloir devenir peintre, ce n'est déjà pas gagné, alors peintresse, ce n'est plus la foi qu'il faut, c'est carrément la rage. Or, la rage la narratrice ne l'a pas ou plus : au moment de boucler son projet de fin d'études, il y a comme un blocage, quelque chose qui résiste et qui étrangement ne se traduit que dans les mots, alignés sur la toile faute de pouvoir y peindre autre chose. Comme si ses idées de peintre s'exprimait mieux dans les mots que dans les pigments, au bout de la plume plutôt que du pinceau. Au point qu'une prof, à qui elle s'en ouvre, lui intime, au zénith du blasement : « alors, écrivez, merde, écrivez ! ». L'idée fait d'autant mieux son chemin que le chemin est déjà fait.

À travers cette chronique d'une éducation artistique — mais aussi sentimentale — et du milieu de l'art, snob, misogyne pour ne pas dire pire, terriblement vain parfois, Carole Fives raconte la naissance d'un écrivain qui peu à peu se libère de la chrysalide du peintre qu'elle croyait être. Ce qui n'est pas le pire moyen de sortir, à tous les sens du terme, des Beaux-Arts comme de soi-même. L'idée de ce roman, souvent touchant et sans doute très inspiré de son propre parcours, l'autrice l'a eu après avoir appris le décès d'un de ses professeurs : le peintre Iskander Nougmanov, suicidé avec sa femme Natacha en 2017. Là sans doute, une étincelle a permis à l'écrivaine de se reconnecter avec la jeune femme qu'elle était alors, avec aussi l'artiste qu'elle voulait être et qu'elle est devenue, mais en empruntant une autre voie — une autre voix —, pavée de mots.

Carole Fives, Térébenthine (Gallimard)
À la Librairie Michel Descours le mercredi 9 septembre à 19h


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