Parts d'ombres

Christiane Jatahy, brésilienne, surestimée star du théâtre en France, vient au TNP avec sa dernière création en date, très aboutie. Dans Entre chien et loup, variation sur le film Dogville, elle parvient à mêler avec virtuosité ce que jusqu'ici elle scindait en deux : témoigner de la déliquescence de son pays et explorer toujours plus l'outil vidéo. Avec des acteurs parfaits.


Gracia vient de fuir son pays totalitaire, le Brésil, et débarque, sans papier, dans une communauté qu'elle pense protectrice. Ce sera sans compter avec la perversité de ses membres de vouloir jauger l'étrangère et observer, comme des apprentis chimistes, les réactions que son arrivée peut générer sur ses composantes. Dogville se déroulait aux États-Unis et Lars von Trier, après Les Idiots et Breaking the Waves, posait sa caméra sur une boite noire et des traits blancs au sol pour délimiter les espaces. Il faisait du théâtre avec Nicole Kidman. Cinéaste et metteuse en scène, Christiane Jatahy explore la jonction de ces deux arts depuis 2003 avec plus ou moins de bonheur. Sa Julia, qui l'a fait connaître (et triompher) dans nos contrées, n'est rien moins qu'une mauvaise tentative de subversion. En grossissant le trait de Mademoiselle Julie de Strindberg et en faisant une poussive démonstration des rapports de domination au sein d'une famille bourgeoise via une scène sexuelle filmée derrière un paravent et diffusée en live en quatre par trois mètres, elle a surtout montré que sa systématisation de la vidéo entremêlée au jeu sur le plateau n'est rien s'il n'est qu'une caricature du propos initial. Une réduction même. Le Théâtre de la Croix-Rousse, qui accueillait Julia en début de mois, nous a permis de raccrocher ce wagon d'une artiste qui n'avait jusque-là jamais été vue à Lyon.

Fuir Bolsonaro

Le TNP de Villeurbanne poursuit les présentations avec une pièce autrement plus solide. La densité de sa troupe (dix acteurs et actrices) permet de voir à quel point Jatahy a l'art de jouer de la multiplicité des plans possibles. Elle rajoute sur écran un enfant qui n'est pas sur ce plateau où le village, sans cloison, est représenté. Tout en dirigeant le regard du spectateur vers telle ou telle action, elle offre des contrepoints qui épaississent son sujet — un regard jaloux en fond de scène par exemple, retransmis sur grand écran. Elle traque ainsi ce qui va faire basculer cette fable humaniste vers la cruauté, strate par strate. Gracia a acheté les figurines d'une échoppe sans les payer. La voici lestée d'une dette infernale (travailler plus que les autres en étant payée moins, services sexuels et donc viols...) d'autant plus qu'un article circulant sur Internet relaie qu'elle serait impliquée dans une affaire criminelle. C'est le poison de la méfiance qu'inocule Jatahy via Lars Von Trier et qu'elle va déployer jusqu'à faire un parallèle avec son Brésil où, à force de fausses informations diffusées, un fasciste a pris le pouvoir. In fine, en contre du carnage final de Dogville, elle souhaite que ne règnent, sur le plateau, plus que « le silence et la stupéfaction ».

Auparavant, durant presque deux heures, elle a impulsé un rythme soutenu à sa dramaturgie avec des scènes raides parfois trop étirées (le viol dans la camionnette servant à transporter des pommes). Mais elle parvient avec ses acteurs rodés et puissants (Matthieu Samper déjà passé par la case Ostermeier notamment ou Julia Bernat, son actrice fétiche, déjà dans Julia) à faire son spectacle le plus abouti, créé à Avignon cet été où pour la deuxième fois elle était invitée après un épisode de Notre Odyssée, simpliste, sur son pays.

Souvent trop (voire très) démagogique dans son traitement du plateau (ah les fêtes auxquelles le public était invité à participer pour La Règle du jeu à la Comédie Française !, le plein feu sur la salle), elle dose enfin ses ingrédients dans cet Entre chien et loup sans accroc. Ce spectacle, qui reprend les éléments de ses précédents opus en les maitrisant plus et en leur donnant plus de consistance, est finalement impressionant.

Entre chien et loup
Au TNP du samedi 20 novembre au samedi 4 décembre


<< article précédent
Les sorties cinéma à Lyon du 17 au 24 novembre