Thierry, la cinquantaine, a perdu quasi totalement la vue depuis plus de trente ans. Il a participé à un stage qui questionne la perception du réel, initié par Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix dans le cadre de la Comédie itinérante de Valence (en 2020) avec des personnes aveugles et malvoyantes. Voilà ce que raconte d'emblée ce comédien non-professionnel pour amorcer une heure de spectacle dans laquelle deux acteurs de métier (dont Romain Cottard, fidèle de la Compagnie La Brèche) vont tenter de rejouer une pièce que Thierry a vue avec sa mère. Elle lui commentait ce qui se passait sur le plateau, il tente de s'en souvenir. Il a oublié le nom du metteur en scène, de l'auteur et même du titre de la pièce.
C'est pourtant lui qui va guider ses acolytes pour restituer ce qu'il a entendu — la banalité d'un couple qui se déchire autour d'un enfant — et s'approcher au plus près de ses souvenirs. La répétition est une des forces de ce travail qui permet d'aller au plus près de la fabrication de l'art théâtral. Sur un tréteau, déplaçable partout (à Lyon ce sera dans l'Institution Notre-Dame des Minimes, pas dans le Théâtre du Point du Jour qui le programme), avec quelques rideaux, un projo et un banc pour décor, les indications de Thierry s'insèrent dans le dialogue du duo qui, à son tour, relaye, au milieu de la fiction, la vie personnelle de Thierry.
Ce maillage est l'autre trame de cette pièce parfaitement cousue. Guillaume Poix, au fil de ses textes, démontre son grand talent d'écrivain (c'est dire s'il ne faudra pas rater Un sacre, bientôt aux Célestins, comme Les Fils conducteurs aux Clochards Célestes jusqu'au 6 mars). Ainsi Thierry est-il handicapé depuis un accident de voiture survenu à seize ans qui lui a fait perdre tout lien paternel. Alors quand un bruit de crissement résonne dans La Vie invisible et que la mère hurle de douleur, de qui parle-t-on ? Jusqu'à une lettre finale adressée au père, la fiction et le réel s'entrecroisent et les barrières tombent au point que parfois ce travail se regarde… en fermant les yeux.
La Vie invisible
À l'Institution Notre-Dame des Minimes (65 rue des Aqueducs, Lyon 5e — une programmation hors-les-murs du Théâtre Point du Jour) du mardi 15 au vendredi 18 mars