Haïfa Mzalouat : « Inkyfada est un média de contre-pouvoir »

Avant sa venue à Lyon pour une rencontre au sein du NS Lab autour des questions de migrations, rencontre avec Haïfa Mzalouat, journaliste et responsable éditoriale de la version française de Inkyfada, jeune mais déjà crucial média indépendant tunisien porté sur l'investigation. 


Inkyfada s'est imposé en Tunisie comme une référence en matière de journalisme d'investigation. Comment s'est créé ce média ?
Haïfa Mzalouat : Inkyfada a été fondé en 2014 par une équipe de journalistes, graphistes et développeurs. Composé de personnes déjà engagées contre la dictature de Ben Ali, ce média vise à informer de la manière la plus complète possible, dans un contexte où le flot d'informations et les fakes news parasitent énormément la diffusion de l'information. Inkyfada est également un laboratoire d'idées qui cherche à utiliser des outils technologiques au service de l'information pour un journalisme innovant et dans l'air du temps.

En apportant un soin particulier à la contextualisation, à la narration et en prenant le temps d'écrire des articles fouillés et long format, Inkyfada se détache du paysage médiatique tunisien et se considère comme un média de contre-pouvoir, au service de l'intérêt public et collectif. Nous réalisons des enquêtes, des portraits, des reportages ou encore des podcasts dont le but est de dénoncer l'impunité, défendre les droits humains ou encore créer un débat public autour d'enjeux socio-économiques. En adoptant un langage sensible au genre et en traitant de nombreux sujets liés aux violences de genre, Inkyfada revendique également une ligne féministe.

Journaliste et responsable éditoriale : pouvez-vous nous en dire plus sur votre parcours ?
J'ai grandi et étudié en France. J'ai entamé une bi-licence en Histoire et en LLCE Arabe à la Sorbonne. Puis j'ai décidé de prendre une année de césure et je suis partie étudier l'arabe pendant un an en Tunisie. En parallèle, j'ai réalisé six mois de stage à Inkyfada, ce qui m'a permis de découvrir le métier de journaliste ainsi que le média. Les mouvements révolutionnaires de 2011 ont été un tournant important pour moi dans mon parcours. C'est particulièrement à partir de ce moment-là que j'ai commencé à m'engager et à m'intéresser plus profondément à la région. Plus globalement, à la défense des droits humains, particulièrement en ce qui concerne les migrations et les questions de genre.

Vous avez aussi choisi une identité visuelle forte, est-ce un aspect important afin de permettre une meilleure transmission de l'information ?
Oui, l'innovation visuelle et technologique fait partie de l'ADN d'Inkyfada. Au même titre que les journalistes, les développeurs et les graphistes apportent une réflexion précieuse à la rédaction pour faciliter au maximum la transmission d'informations, toujours en accord avec la ligne éditoriale. C'est pourquoi nous réalisons de nombreuses data-visualisations, infographies statiques ou interactives ou apportons une attention particulière à l'identité visuelle de nos projets.

Le paysage médiatique tunisien s'est énormément enrichi

Après plusieurs crises conséquentes, comment se porte la presse en Tunisie ?
Les années post-2011 ont été une période fructueuse pour le développement de médias, d'associations et de collectifs engagés. Dans ces conditions, le paysage médiatique tunisien s'est énormément enrichi et les journalistes ont connu une liberté d'exercer bien différente de la période de la dictature. Cependant, plusieurs pratiques restent ancrées du côté des institutions et limitent le travail de la presse. L'un des principaux enjeux est l'accès à l'information : il peut être extrêmement difficile d'obtenir une information de la part des autorités, quand bien même il existe des porte-paroles ainsi qu'une loi qui impose aux autorités de répondre aux questions des journalistes dans un délai donné. Réponses floues, refus de répondre, interrogations sur la pertinence du sujet, délais non respectés, impossibilité de faire des recours… Tout cela limite souvent notre travail.

Toutefois, ces dernières semaines ont été marquées par plusieurs événements assez inquiétants pour la situation de la presse en Tunisie. Pendant les manifestations, les contrôles intempestifs et parfois violents de la police semblent empirer. Pire encore, le bureau d'Al Jazeera à Tunis a été fermé à la suite du 25 juillet 2021 — lorsque Kaïs Saïed a gelé le Parlement — et aucune réouverture prochaine ne semble prévue, sans que le pouvoir ne s'en justifie. Plusieurs journalistes ont également été arrêtés ces dernières semaines.

Tous ces événements ont fait que la Tunisie a perdu 21 places dans le classement de Reporters Sans Frontières sur la liberté de la presse, la ramenant à son niveau de 2016.

Vous serez présente lors de NS Lab à Lyon pour une rencontre autour des récits migratoires...
C'est essentiel de venir en parler, surtout en vivant et travaillant dans un pays du Sud et qui est donc discriminé par rapport aux pays du Nord en ce qui concerne la liberté de circulation. La Tunisie est au cœur de nombreuses problématiques liées à la migration, que ce soit vers l'Europe, avec la répression toujours plus forte (tant par l'obtention des visas que la répression mortelle des garde-côtes) ou les enjeux en Tunisie même, liées aux personnes subsahariennes qui viennent et vivent là, dans des conditions précaires, subissent le racisme, et qui ne sont pas suffisamment protégées par les organismes responsables.

Comment les médias racontent les migrations
Avec Haifa Mzalouat (Inkyfada), Francesca Spinelli (VoxEurop), Darline Cothière (Maison des Journalistes), Hajar Drissi (Guiti News)

À Hôtel71 dans le cadre de NS Lab le mercredi 25 mai à 16h45


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